L'œil de Howard Webb et la main de Thierry Henry

Comme de nombreux autres amateurs du football, Paul Yonnet se sent profondément trahi par cette piteuse apothéose. Les commentaires d'après-match de Raymond Domenech, dont il rappelle pour les générations futures qu'il aura été entraîneur de l'équipe de France, et de Jean-Pierre Escalettes, président de la Fédération, ne passent pas. Il ne suffit pas – il ne suffit plus – de se réjouir de l'issue favorable et de rappeler que le temps du foot efface des mémoires quelques regrettables « faits » de jeu. Le théâtre de l'égalité est devenu le « spectacle de l'injustice ». Une main en trop.

L'arbitre de football ne voit pas. L'arbitre central est pris dans un jeu de plus en plus rapide, fait par des joueurs roués à l'anti-jeu au point de dégoûter l'honnête artisan défenseur italien des années 80. Ses assistants mettent leur drapeau devant les yeux pour ne pas voir la plus grossière des fautes et se contentent de confirmer l'éventuel coup de sifflet de l'arbitre principal. Kill the referee est à cet égard un miroir cruel, d'une chorégraphie pathétique de juges de touche qui agitent leur drapeau comme un citoyen nord-coréen à la parade, après une répétition ridicule dans le vestiaire, jusqu'à ce que le drapeau se brise en plein match et requière un étrange dépannage.

Lorsque l'arbitre se remet à voir, comme nous..., c'est qu'une arbitraire limite d'âge le contraint à la retraite et que la Commission Centrale d'Arbitrage (en Belgique) a décidé, pour ne pas changer, de se priver de son expérience. Il est alors accueilli sur les plateaux télévisés et prodigue avec talent, et avec l'appui des caméras, d'expertes analyses. Le football se reproduit de cette complaisance pour ces bannis du sifflet qui lui confirme qu'un peu d'expérience et de courage permet de prendre la bonne décision et de l'expliquer très simplement. Parler, quand on est arbitre de football, c'est comme briser les règles d'un milieu. Ainsi, en football, on peut être tout à la fois ancien gendarme et repenti5.   

arbitre

Pourtant, malgré son utilité incontestable sur certaines phases, l'arbitrage vidéo ne règlera rien par lui-même. Le rôle de l'arbitre ne sera pas significativement facilité. Un sport ne peut évoluer qu'à mettre en œuvre une réforme de ses principaux paramètres : la gestion du temps de jeu, la gestion des contacts, les règles de hors-jeu et les systèmes de pénalité. Les rares tentatives pour modifier le temps de jeu, dans les prolongations, se sont soldées par un échec. Le tacle par-derrière est désormais interdit, mais sans qu'il ne recueille le plus souvent la sanction règlementaire. La modification de la règle du hors-jeu a rendu plus incertaines encore les décisions arbitrales. Une réforme en profondeur exigerait certainement que le football complique son système de pénalités, limité pour le moment au carton jaune, c'est-à-dire à une pénalité qui, rappelons-le, existe pour ne pas être appliquée.

Liberté, égalité... football

arbitre

Faut-il imaginer un système d'exclusions temporaires, comme au rugby ? Faut-il comptabiliser les fautes commises par chaque joueur, comme c'est le cas au basket ? Faut-il distinguer des types de fautes, afin de ne pas sanctionner également un maillot retiré pour fêter un but et une vilaine faute qui met en danger l'adversaire et entrave le jeu ? Comment faire apparaître que l'arbitrage est une œuvre collective, dotée d'une grammaire minimale ? Comment intégrer une assistance technique à l'arbitrage, afin de résorber l'état d'ignorance dans lequel l'arbitre se trouve souvent par rapport au moins initié des téléspectateurs ? Dans tous les cas, il s'agit qu'un « module de réformes » rende aux joueurs la « fabrication du résultat6 ».

L'enjeu est de taille. Il ne concerne pas que les amateurs, même nombreux, du sport-roi qu'est le football. On le rappelle à l'approche de chaque Coupe de Monde : la compétition qui s'y rejoue rituellement, tous les quatre ans, entre équipes nationales suscite l'intérêt et la passion bien au-delà. Le sport-spectacle est, selon Paul Yonnet, un « moment clé de la vie sociale dans le monde moderne7». Le football est l'enceinte sacrée qui rejoue sans cesse, partout dans le monde, en nonante minutes, les aléas d'une société fondée sur l'égalité à construire de ses membres. Il rend possible la « mise en société  progressive, visible et affichée de tous les hommes8 ». Contre les tendances à l'individualisation et à l'uniformisation, le spectacle du football rend une communauté visible à elle-même. Il y va de la démocratie, au moins aussi longtemps que d'autres théâtres de l'égalité sont refusés au plus grand nombre.

 

Grégory Cormann
Mai 2010

icone crayon

Grégory Cormann enseigne la philosophie sociale et politique, ainsi que l'histoire de la philosophie, à l'ULg. Entre philosophie et sciences humaines, ses principales recherches, d'orientation phénoménologique, portent sur le thème de l'institution, individuelle et collective, sur la reconnaissance sociale et sur l'organisation de groupes sociaux.

 


 

 
 
5 Chaque lundi soir, Marcel Javaux commente avec talent les phases litigieuses du championnat de Belgique, sur un petit plateau en surplomb du plateau principal de l'émission Studio 1, animée par Michel Lecomte et la rédaction des sports de la RTBF.
6 Paul Yonnet, Une main en trop, p. 97.
7 Paul Yonnet, Une main en trop, p. 190.
8 Paul Yonnet, Systèmes des sports, p. 75.

 

 

Page : précédente 1 2 3