L'œil de Howard Webb et la main de Thierry Henry

Howard Webb poursuit sa carrière au plus haut niveau. Il a arbitré, ce samedi 22 mai 2010, la finale de la Ligue des Champions, entre l'Inter de Milan et le Bayern de Munich. Il fait certainement la fierté de son père, simplement inquiet, lorsqu'il est dans un stade, que son fils cadet ou son épouse lui envoie un sms confirmant la décision du fiston. Sa prestation récente n'a fait l'objet d'aucune contestation. L'Inter était beaucoup trop forte. L'entraîneur munichois, Louis van Gaal, lui avait pourtant prédit un destin plus ostensible : « La variable la plus importante du match ? L'arbitre ! L'erreur est humaine, mais je suis sûr qu'il influencera le match. »

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Dès ses premières images, Kill the referee met en cause l'idée d'un arbitrage inspiré, garant de « l'esprit » du football. En effet, de garant nécessairement silencieux d'un consensus, par-delà les discussions interminables et les défaillances ponctuelles, l'arbitre central, l'homme en noir – aujourd'hui relooké en bleu pâle ou en fuchsia –, pourtant suivi par une caméra qui ne s'intéresse qu'à lui, se retrouve au centre d'un circuit déconcertant d'informations, données par les arbitres assistants ou par le quatrième arbitre. On découvre un travail d'équipe. On découvre une troisième équipe, qui veut également passer les tours de sa compétition, contre les autres arbitres en lice, mais aussi contre sa propre équipe nationale, dont le parcours trop brillant serait synonyme de retour au pays. Une équipe condamnée à subir réussites et échecs dans l'anonymat d'un vestiaire.

L'arbitre principal cherche des informations auprès de ses assistants. Leurs yeux ont pu capturer un incident ou une faute qu'il n'a pas vus. Il leur fait confiance, aveuglément. Le quatrième arbitre improvise un bulletin météo. Le temps se gâte sur la ville toute proche. Comme une parabole de l'arbitrage. L'arbitre central est exaspéré. C'est la fragilité de la décision qui apparaît. Mais ce sont aussi les conditions mêmes de la décision qui apparaissent. C'est une équipe qui soutient le coup de sifflet. « Ne recule pas, Peter ! » Peter Fröjdfeldt, l'arbitre norvégien, vient d'exclure le gardien de l'équipe turque. Il faut bien cela pour assumer la transgression absolue.

 

Théâtre de l'égalité ou spectacle de l'injustice  

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Le sociologue Paul Yonnet a identifié les caractères fondamentaux du football. Le foot est le paradigme du sport-spectacle. Apparu au vingtième siècle, le sport-spectacle, à l'inverse du sport de masse, requiert la « tension compétitive3 », constitutive d'un affrontement entre des équipes, de niveaux sensiblement équivalents, composées de joueurs passés par des filières de sélection sévères. Le sport-spectacle est ainsi la confrontation entre les « meilleurs égaux ». Le football se prête tout particulièrement à ce « théâtre de l'égalité ». Les buts sont rares. La différence se fait sur des détails. Un « coup du sort » décide souvent du résultat du match et confirme la mise en scène initiale d'une égalité4.

On comprend dès lors la position délicate de l'arbitre. Le football est un sport sous-règlementé et sous-arbitré. Contrairement à d'autres sports, il serait incongru et, apparemment, inacceptable que l'arbitre de football siffle toutes les fautes commises. Il lui est aussi recommandé de siffler différemment au centre du terrain et dans le rectangle. Comme le dit très justement P. Yonnet, « les règles du foot sont faites pour ne pas être respectées ». Elles sont rappelées à chaque début de saison pour mieux être négligées pendant la saison. Le rôle de l'arbitre se joue par ailleurs, dans la part d'interprétation qui lui est reconnue. C'est dans cette marge insondable, que Louis van Gaal a bien identifiée, qu'une décision sans critère strict peut décider, à pile ou face, de la rencontre.

Le football a évolué. Les enjeux financiers sont aujourd'hui démesurés. Les joueurs bénéficient d'une préparation physique qui donne aux matchs une intensité inédite. Les arbitres sont des professionnels. 10 000 euros pour arbitrer un match de la phase finale du Championnat d'Europe. Cependant, il semble que le football ne puisse se l'avouer. Contrairement à de nombreux autres sports qui ont modifié leurs règlements ces dernières années pour rendre le jeu plus attractif, le rendre plus « lisible » ou améliorer l'arbitrage. On songe au rugby. Le rugby ne s'est pas contenté d'introduire l'arbitrage vidéo. La réforme règlementaire a concerné de nombreuses autres phases de jeu, comme les mêlées et les regroupements ; l'arbitre peut aussi prononcer des exclusions temporaires, etc. Et l'arbitre de rugby a mission d'incarner ces règles nouvelles, surveillant de près la mêlée ouverte, anticipant les fautes, explicitant ses décisions. L'arbitre de rugby parle.

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L'arbitre de football se tait. Un prodige toujours plus raffiné réduit le travail des arbitres à la prestation, souvent critiquée, d'un arbitre. Le documentaire de 2008 fait le chemin inverse. S'il s'agit bien de « tuer l'arbitre », c'est pour faire émerger les interactions difficiles, bruyantes, déconcertantes, entre les quatre arbitres. Il faut en finir avec cette image, en trompe-l'œil, du pouvoir de l'arbitre. La grande équipe de France des années 80 s'appuyait certes sur Platini, mais aussi sur un « carré magique » en milieu du terrain, où évoluait Alain Giresse, Jean Tigana et Luiz Fernandez.

Le 18 novembre 2009, la France se qualifie pour la Coupe du Monde 2010. Péniblement. Thierry Henry « contrôle » le ballon dans le rectangle et sert William Gallas, qui pousse le cuir dans le but irlandais. La France est en Afrique du Sud. Mais la France soudain est inquiète. Les commentateurs du match soupçonnent une main de Thierry Henry. Bientôt tout le monde sait ce que seul l'arbitre du match ne sait pas. Henry a contrôlé le ballon de la main à plusieurs reprises. Le ralenti répété à l'infini transforme progressivement le « réflexe » de l'attaquant en un geste quasi-technique, décortiqué image par image.



3 Paul Yonnet, Une main en trop, p. 189.
4 Je résume ici à gros traits certaines thèses du bel ouvrage de Paul Yonnet, Systèmes des sports, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines », 1998, 251 p.

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