Le football, l'Iliade, Zidane et Jean-Philippe Toussaint

Extension du domaine de la littérature

toussaint

On aurait pu croire qu'il ne tirerait jamais. Mais toute feinte a une fin. Jean-Philippe Toussaint frappa la balle vingt-et-un an plus tard, au gré d'un livre de dix-huit pages intitulé La Mélancolie de Zidane (2006).

Entre-temps, la situation a évolué. Zidane est devenu un demi-dieu du stade, le meilleur footballeur français de tous les temps, le plus grand sportif algérien de l'histoire, le vainqueur de la Coupe du monde de 1998 et de la Coupe d'Europe de 2000. En 2006, il est passé non loin de l'exploit en finale d'une nouvelle Coupe du monde, mais - un joueur italien ayant trouvé en sa susceptibilité son talon d'Achille - il est tombé de son trône de façon spectaculaire en assénant à celui-ci un incontrôlable coup de boule. Quant à Jean-Philippe Toussaint, il n'a plus rien du romancier débutant. Il n'est plus obligé de s'appuyer sur Beckett  : il peut compter, déjà, sur une œuvre solide. Après le succès de La Salle de bain et après le semi-échec de Monsieur (1986), il a publié L'Appareil-photo, petit chef-d'œuvre qui marque l'aboutissement de sa première manière ; il a tâté du modernisme avec La Réticence (1991) ; il a développé au plus loin sa veine comique avec La Télévision (1997), le roman le plus drôle de la fin du 20e siècle, et, surtout, il s'est inventé une seconde manière avec Faire l'amour (2002) et Fuir (2005), deux romans graves, solennels et beaux. Il sait qu'il n'est plus obligé de passer par l'humour et que sa nouvelle règle a pour nom poésie. Il n'est plus minimaliste. Il peut tirer, il tire. Et c'est le but.

Car Zidane, sous la plume de Toussaint, en dix-huit petites pages évoquant la finale de la Coupe du monde de 2006, devient un personnage littéraire : le penalty initial, marqué par le joueur français, devient une « citation », le fâcheux coup de boule est un « geste de calligraphie » qualifié de « romanesque ». Mais ce n'est pas tout : Zidane devient aussi, du même coup, un héros typique de Toussaint. Deux citations de La Salle de bain, explicitement insérées dans le texte, s'appliquent en effet au footballeur. Et, la dernière page, en transformant le paradoxe de Zénon en « paradoxe de Zidane », fait allusion, de façon presque subliminale, à une scène de ce même roman où il est question de fléchettes...

De plus, Toussaint n'hésite pas à se montrer lyrique et épique, au gré de phrases somptueusement tracées, immobiles et tournoyantes, qui se permettent d'entrer dans la conscience de Zidane et de lui prêter le sentiment le plus littéraire qui soit : la mélancolie. Le livre s'ouvre ainsi :

Zidane regardait le ciel de Berlin sans penser à rien, un ciel blanc nuancé de nuages gris aux reflets bleutés, un de ces ciels de vent immenses et changeants de la peinture flamande, Zidane regardait le ciel de Berlin au-dessus du stade olympique le soir du 9 juillet 2006, et il éprouvait avec une intensité poignante le sentiment d'être là, simplement là, dans le stade olympique de Berlin, à ce moment précis du temps, le soir de la finale de la Coupe du monde de football. 5

Avec ces répétitions et ces insistances, Toussaint se montre épique, certes, mais il ne se contente pas d'être Homère : il est aussi Stendhal. Car le récit footballistique n'est pas ici répété. L'écriture du match, qui a eu lieu en direct devant des milliers de spectateurs et des millions de téléspectateurs par le truchement des caméras, n'est pas ici réécrite. Nulle littérature secondaire dans ces dix-huit pages. Au contraire, le match est désécrit. Toussaint introduit de la confusion dans la triste linéarité de ce récit déjà rédigé au moment où les événements se sont déroulés. La littérature, qui, en refusant de continuer à rendre les guerres lisibles, s'est rebellée, avec Stendhal, contre le devoir que lui imposait les puissants, se révolte ici contre l'omnipotence de la télévision, contre son penchant à tout transformer en récit clair, direct, toujours déjà interprété. Le narrateur lui-même est égaré : « Personne, dans le stade, n'a compris ce qui s'était passé6. »  Et l'écrivain finit par mettre en doute l'action du match la plus célèbre et la plus médiatique, ce trop fameux coup de boule :

Le geste de Zidane, invisible, incompréhensible, est d'autant plus spectaculaire qu'il n'a pas eu lieu. Il n'a tout simplement pas eu lieu, si l'on s'en tient à l'observation directe des faits dans le stade et à la confiance légitime qu'on peut accorder à nos sens, personne n'a rien vu, ni les spectateurs ni les arbitres. Non seulement le geste de Zidane n'a pas eu lieu, mais quand bien même aurait-il eu lieu, quand bien même Zidane aurait-il eu la folle intention, le désir ou le fantasme, de donner un coup de tête à un de ses adversaires, la tête de Zidane n'aurait jamais dû atteindre son adversaire, car, chaque fois que la tête de Zidane aurait parcouru la moitié du chemin qui la séparait du torse de l'adversaire, il lui en serait encore resté une autre moitié à parcourir, puis une autre moitié, puis une autre moitié encore, et ainsi de suite éternellement, de sorte que la tête de Zidane, progressant toujours vers sa cible mais ne l'atteignant jamais, comme dans un immense ralenti monté en boucle à l'infini, ne pourra pas, jamais, c'est physiquement et mathématiquement impossible (c'est le paradoxe de Zidane, si ce n'est celui de Zénon), entrer en contact avec le torse de l'adversaire - jamais, seule la fugitive pulsion qui a traversé l'esprit de Zidane a été visible aux yeux des téléspectateurs du monde entier.7 

 

Ce qui se joue ici est particulièrement subtil : Toussaint fait référence au paradoxe de la flèche (celle-ci n'atteignant jamais son but puisqu'il lui reste toujours la moitié de la distance à parcourir, si infime soit-elle), mais peut-être aussi nous demande-t-il de songer à l'autre grand paradoxe de Zénon : celui qui est dit « d'Achille et de la tortue », qui veut qu'Achille ne parvienne jamais à rattraper la tortue dont il se rapproche infiniment. Zidane est donc bel et bien Achille. Mais il est aussi et surtout Nicolas Rostov, perdu sur le terrain. Il est aussi et surtout Fabrice del Dongo recevant un carton rouge incompréhensible.

Quoi qu'il en soit, cette fois, pas de doute : contrairement au tir majestueux mais confus de Bégaudeau, le penalty tiré après vingt-et-un ans de ruse par Jean-Philippe Toussaint est marqué au nom de la seule littérature romanesque. Ce but inoubliable s'inscrit au profit d'une véritable extension du domaine de la littérature, à sa gloire et en son honneur.

 

Laurent Demoulin
Mai 2010
 
 
crayon
Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du 20e siècle.



 
5 Jean-Philippe Toussaint, La Mélancolie de Zidane, Paris, Minuit, 2006, p. 7.
6 Ibidem, p. 14.
7 Ibidem, p. 16-18.

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