Le football, l'Iliade, Zidane et Jean-Philippe Toussaint

La guerre sans la mort

Pourquoi la littérature, qui a consacré tant de pages mémorables à la guerre, et qui continue à le faire, éprouve tant de difficultés à parler du foot ? Il y a François Bégaudeau, certes, et son roman Jouer juste, paru en 2003, qu'évoque également dans ce dossier François Provenzano, mais c'est une exception. Et les autres exceptions que l'on trouvera çà et là seront toutes extrêmement récentes, elles aussi, comme si le foot était un phénomène apparu ces dix dernières années. Pourquoi ce silence ?

Premier élément de réponse : le foot ne fait guère couler le sang. Cela devrait plaider en sa faveur. Ses plus zélés détracteurs devraient au moins lui reconnaître cette fonction cathartique : le foot joue à la guerre et active les passions nationalistes sans causer de pertes humaines. Mais il semblerait que, d'un point de vue littéraire, cette absence de la mort est une tare. Elle interdit au football d'aspirer à la grandeur guerrière. Zidane, décidément, est un nain devant Achille. Preuve a contrario : le roman consacré en 2006 par Laurent Mauvignier à un événement footballistique datant de 1985 : Dans la foule met en scène le drame du Heysel...

Second élément de réponse : l'image télévisuelle, par laquelle la plupart des gens prennent connaissance d'un match, est déjà une forme d'écriture. Elle impose un point de vue, une focalisation, avec des plans d'ensemble et des gros plans. Elle désigne les séquences mémorables en les repassant au ralenti au détriment de la continuité chronologique de l'action. Et, même sans le regard des caméras, un match est facile à comprendre : les spectateurs présents dans le stade, même à une mauvaise place, savent toujours qui mène à la marque ; et, si les équipes sont à égalité, ils ont conscience de la domination de l'une sur l'autre. Un match de foot est d'emblée un récit. Rien de tel lors d'une bataille : les maillots sont plus variés, plus difficiles à reconnaître et les mouvements apparemment plus confus. Impossible de savoir qui mène au score : ce sont des rumeurs qui laissent à penser qu'un camp prend l'ascendant sur l'autre. Les spectateurs et les acteurs n'y comprennent rien : ils sont tous dans la position de Nicolas Rostov dans Guerre et Paix ou de Fabrice del Dongo à Waterloo au début de La Chartreuse de Parme. D'ailleurs, la victoire – Talleyrand le savait mieux que personne – s'obtient autant à la table des négociations que sur le champ de bataille. Dès lors, la guerre a besoin d'être écrite pour être lisible : la littérature a longtemps trouvé dans ce rôle sa véritable utilité sociale et Stendhal ne fait que se révolter contre cet état de fait en racontant une bataille du point de vue de celui qui se noie dedans en y perdant son latin. Le foot, au contraire, est sans cesse déjà écrit : il ne suscite par avance qu'une littérature secondaire, interviews redondants ou articles de presse interchangeables. Or la Littérature ne peut se contenter d'être limitée à de la littérature secondaire.

 

Toussaint sur le point de penalty

Toussaint

C'est dans ce contexte qu'intervient un écrivain nommé Jean-Philippe Toussaint. A priori, il n'a pas les faveurs des pronostics : il ne passe pas précisément pour un peintre de bataille et on le gratifie volontiers de l'étiquette « minimaliste », qui pourrait se traduire par « anti-épique ». Son équipe, les éditions de Minuit, plane dans de hautes sphères artistiques n'ayant pas grand lien avec le monde brutal et populaire du football. Et pourtant, c'est lui, Jean-Philippe Toussaint, qui se retrouve, en 1985, sur le point de penalty, sommé de marquer, au profit des lettres, un but de légende.

Il a derrière lui la littérature, Beckett et ses clodos peu sportifs, Nabokov, ses fillettes et ses papillons, Robbe-Grillet au miroir, Sartre au regard de nausée, Musil et Proust. Et il doit tirer. Transformer ce poids du passé en une force qui rende son tir irrésistible.

En 2003, pour son premier roman, François Bégaudeau, plus ou moins dans la même situation, tirera immédiatement en force. Lui aussi, sans doute, il sentira Beckett dans son dos, mais il n'hésitera pas à donner d'emblée la parole à un entraîneur de foot. Un entraîneur, surnommé « le professeur », parlant à ses joueurs dans les vestiaires, avant les prolongations d'un match de Coupe d'Europe. Le roman sera fait d'un long monologue éblouissant, absolument pas crédible, ne cherchant pas à l'être, très littéraire et très moderne dans son phrasé, de plus en plus moderne, même, au fur et à mesure que le texte avancera, devenant beckettien dans ses derniers pages, l'entraîneur se muant lentement en une sorte de Molloy obsessionnel et délirant. François Bégaudeau, en 2003, conférera la maîtrise du discours littéraire à un entraîneur tout en lui retirant, par son délire final, la maîtrise footballistique : ainsi, il offrira la littérature directement au football, sans qu'on sache qui y gagne, qui marque le penalty, finalement, la littérature ou le foot, dans une grande confusion magnifique, François Bégaudeau, en 2003.

Mais Jean-Philippe Toussaint monte sur le terrain en 1985. Sans doute est-il le premier à oser parler foot en littérature. Il sait que ce n'est ni Zidane, ni Achille qui a gagné la guerre de Troie  mais le rusé Ulysse. Laissons donc Zidane pour le moment, Zidane qui d'ailleurs n'a que treize ans en 1985 et joue dans un petit club, l'US Saint-Henri ou le SO Septèmes-les-Vallons1. Toussaint, en 1985, sait qu'il doit ruser, comme Ulysse, et il fait une feinte.

Cette feinte consiste à produire un décalage humoristique ou ironique, à faire comme s'il était normal de parler foot dans un roman par ailleurs très littéraire, à prendre un ton anormalement sérieux et grave pour un sujet qui n'est pas considéré comme tel. Et le contenu est décalé lui aussi, tout autant que la forme. Le narrateur écoute le football comme s'il s'agissait de musique classique.

Deux fois par semaine, j'écoutais le compte rendu radiophonique du déroulement de la journée de championnat de France de football. L'émission durait deux heures. D'un studio parisien, le présentateur orchestrait les voix des envoyés spéciaux qui suivaient les rencontres dans les différents stades. Étant d'avis que le football gagne à être imaginé, je ne ratais jamais ce rendez-vous. Bercé par de chaudes voix humaines, j'écoutais les reportages la lumière éteinte, parfois les yeux fermés.2 

Un peu plus loin dans le même roman, l'écrivain fait mine de créer une espèce de suspense et met en scène un narrateur apparemment passionné par un match. Mais il termine la scène de façon déceptive, sans nous faire part du résultat final de la rencontre, dont la description est par ailleurs parasitée par les remarques d'Edmondsson, la compagne du narrateur  :

Un soir, je demandai à Edmonsson de dîner un peu plus tôt qu'à l'ordinaire, car à vingt heures trente, en match retour des huitièmes de finale de la Coupe d'Europe des vainqueurs de Coupe, l'Inter de Milan recevait les Glasgow Rangers. Quinze jours plus tôt, en Écosse, les deux équipes avaient fait match nul. Après le repas, Edmondsson m'accompagna dans le salon de l'hôtel, où se trouvait le poste de télévision. Le match commença tout de suite. Les Écossais, groupés en défense, pratiquaient un jeu heurté, taclaient pour nuire. J'étais assis à moins d'un mètre de l'écran. Edmondsson suivait la rencontre derrière moi, à moitié allongée sur un canapé. Elle trouvait que je ressemblais un peu à un des joueurs. Je protestais (c'était un grand rouquin avec des taches de rousseur). Oui un peu, disait-elle, dans la façon de courir. Chut, disais-je ; (parce qu'Edmondsson connaissait ma façon de courir ?). À la mi-temps, l'Inter de Milan menait déjà deux à zéro. Nous remontâmes dans la chambre avant la fin du match.3 

Le spectateur croit sans cesse que Toussaint va tirer, mais il fait des feintes, mine de toucher le ballon, l'évite de justesse, remettant sans cesse à plus tard le tir définitif, fatiguant le gardien en face de lui, à la façon dont, dans son roman L'Appareil-photo (1988), son narrateur fatigue une olive avant de la piquer d'un coup de fourchette décisif. « Mais pour l'heure, j'avais tout mon temps : dans le combat entre toi et la réalité, sois décourageant4» : telle est alors sa devise.

 



1 Authentique.
2 Jean-Philippe Toussaint, La Salle de bain, Paris, Minuit, 1985, p. 13.
bidem, pp. 85-86.
4 Jean-Philippe Toussaint, L'Appareil-photo, Paris, Minuit, 1988, p. 50.

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