Ballet statistique : Deep Play de Harun Farocki

Ici, le spectacle télévisuel du football ouvre donc une première fois la porte à un intrus formel, des graphiques incrustés à même l'image, et suggère également que même imprévisible, le déroulement du match n'en est pas moins quantifiable et réductible à quelques données numériques. À ce premier écran qui nous permet de suivre la rencontre comme tout téléspectateur, s'ajoutent 11 autres écrans qui rendent tous compte d'un regard ou point de vue particulier sur le spectacle : images filmées par une caméra qui pointe un seul joueur toute une mi-temps durant, images enregistrées par une caméra de vidéo surveillance à l'entrée du stade, ou encore plan fixe sur des observateurs/statisticiens qui disent et retranscrivent toutes les phases de jeu. La plupart de ces vues servent de support à de multiples incrustations qui visualisent les informations quantifiées, transformées en lettres et en chiffres.

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Enfin, quelques écrans diffusent des images de synthèse, fruits de la traduction de données abstraites en représentations figuratives. Comme dans bon nombre de ses œuvres, Farocki décortique donc dans Deep Play le processus de déréalisation d'une image et de sa reconstitution électronique subséquente. De la perte progressive d'un réel devenu objet de calculs prévisionnels, de sa transcription en une succession de points, puis de chiffres et de lettres, jusqu'à sa recomposition en temps réel par des images de synthèse qui n'entretiennent plus qu'un rapport unilatéralement fonctionnel et mortifère avec le réel qui les a enfantées, Deep Play révèle une immense entreprise de fonctionnalisation de l'image. Le spectacle du football n'en sort pas indemne. Il est bel et bien un objet d'analyse et de prévision.

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Mais l'installation de Farocki ne s'arrête pas à la désillusion provoquée par un spectacle dont il révèle les coulisses fonctionnelles et quasi technocratiques. Le dispositif de l'installation et les modalités de réception qu'il crée suscitent en effet un bouleversement du spectacle télévisuel originel, l'enrichissant et lui rendant dans une certaine mesure son aura ancestrale. Dans le brouhaha des bandes sons qui se superposent (le commentateur sportif, le statisticien, une voix informatique qui énumère les actions de la rencontre, etc.), l'oreille du spectateur se promène. Pris au milieu de 12 écrans, son regard circule, déambulant d'une image à l'autre, lui révélant progressivement une représentation qui, aux antipodes du spectacle télévisuel monoécranique, se construit sur le modèle de la mosaïque.

Ce modèle, contenu implicitement (mais bridé aussi) dans le spectacle à acteurs multiples et sur grande surface, autorise une nouvelle appréhension du jeu comme événement fragmenté. En tant que tel, il se substitue au récit du spectacle sportif classique et restaure, partiellement tout du moins, la dimension originelle, éclatée et itinérante du mob football, cet ancêtre médiéval qui opposait jadis deux foules de joueurs sur un terrain vaguement délimité par deux villages. Pour le spectateur, cette expérience de la fragmentation réinvente le plaisir du football. Il est redevenu un spectacle d'images et d'événements multiples, qui, tout quantifiable qu'il est, conserve sa part d'imprévisible, que l'on ne peut embrasser d'un seul regard, irréductible à un récit linéaire. Face à la prolifération des images de Deep Play, le spectateur se rend alors compte que malgré la quantification, les mesures et la reconstitution de la rencontre, le match n'en reste pas moins un ensemble quasi aléatoire de traits, de points, de couleurs qui circulent et qui semblent résister à la prévision. Car les plans qui révèlent l'entreprise de quantification à laquelle est soumis le spectacle du football, confèrent aussi une nouvelle expression graphique, proche d'une chorégraphie désordonnée et troublante de beauté, à ce même spectacle.

En ce sens, les images utilisées par Farocki dénoncent certes la quantification, la prévision, la fonctionnalisation des images du football, mais elles pointent simultanément l'échec de leur réduction à quelques données numériques. Les vues assemblées dans Deep Play font indéniablement spectacle, le spectacle d'un incessant ballet de quelques points, de couleurs et de chiffres. Dans son installation Œil / Machine III, Farocki commentait une image de synthèse en écrivant : « Si ces images possèdent une beauté, cette beauté n'est pas calculée. » Deep Play prolonge cette proposition en révélant la beauté du spectacle du football : un effet latent de la maîtrise absolue du réel.

 

Jeremy Hamers
Mai 2010

crayon

Jeremy Hamers est Assistant au Service Cinéma et vidéo documentaires du Département des Arts et Sciences de la communication (ULg).


 

Photogrammes  © Deep Play / Copyright Harun Farocki 2007
Vue d'ensemble :  © Deep Play / Harun Farocki / DHC ART Montréal / Copyright Richard-Max Tremblay 

 

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