Ballet statistique : Deep Play de Harun Farocki

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Dernier bastion d'une véritable téléréalité pour les uns, événement médiatique hyper maîtrisé pour les autres : plus que tout autre programme du petit écran, le spectacle télévisuel du football divise et questionne notre rapport à la représentation. Deep Play du cinéaste et artiste multimédia Harun Farocki approfondit ce questionnement du rapport du football à nos réalités médiatiques pour en dégager, envers et contre toute prévision, une étonnante part de beauté aléatoire.

À l'heure où la plupart des programmes télévisuels semblent s'être affranchis – parfois de façon abusive et gratuite – de certains canons « classiques » de la représentation, le spectacle du football tel qu'il est retransmis par les chaînes européennes, semble constituer une poche de résistance à tout bouleversement formel et narratif. Si les émissions de variété, les journaux télévisés, les grands reportages et les feuilletons, abusent aujourd'hui du split screen, du format carré, de la juxtaposition d'informations en divers langages (image « analogique », image de synthèse, écrit, graphique visuel, etc.), ou d'une narration « achronologique », le match de football reste étonnement hermétique à toute intrusion de cette nature. Simultanéité, multiplication de cadres, d'encarts et d'images, extrêmement rares durant la diffusion du match proprement dit, sont reléguées aux marges du spectacle lui-même (analyses graphiques de mi-temps, interviews d'après-match en split screen, etc.), comme si en matière de football, le réel s'imposait à une représentation servile et soucieuse de ne pas rompre le contrat d'authenticité tacite qui la lie au spectateur.

Grâce à son apparente sobriété voire pauvreté formelle, le spectacle télévisuel du football rassure le spectateur car il semble résister à toute planification et mise en scène, accédant de la sorte au statut de spectacle imprévisible par excellence. Les scandales récents autour de l'affaire de matches truqués le confirment : au moment où plus personne ne s'étonne de l'issue d'un concours de téléréalité, la planification en football reste proscrite. Et si d'aventure l'arbitre se montre particulièrement sévère à l'égard d'une des deux équipes, on le critiquera, on l'insultera, tant sur le banc que dans les tribunes, mais très rarement seulement, hors boutade, on l'accusera d'être corrompu. Si malgré tout un entraîneur sous le coup de la colère se risque néanmoins à remettre l'intégrité de l'arbitre en cause, les spécialistes du lendemain, la mine sombre, s'empresseront de commenter ce qu'il conviendra de nommer une « accusation grave ». Moment d'immaculée réalité, le spectacle du football déchaîne les passions et provoque des réactions qui appartenaient au cinématographe des premiers temps : on appelle le joueur par-delà l'écran, on injurie l'arbitre, on encourage son équipe. Bref on oublie la vitre, et derrière elle le dispositif télévisuel tout entier, comme si le spectacle se confondait ici encore avec le réel.

Faut-il pour autant considérer le spectacle télévisuel du football comme le dernier survivant d'un « réel » médiat qui a, pour le reste, déserté la plupart des programmes télévisuels et plus globalement notre rapport à l'image en mouvement ? Le spectacle fait-il acte de résistance, tenant tête, non seulement à la prolifération des maniérismes formels, mais aussi à l'hyper contrôle et à la prévisibilité des autres programmes ? Non, bien sûr, car sous son apparente sobriété formelle, le match de football adopte évidemment les traits d'un spectacle classique, réglementé et codifié. L'unité de temps, de lieu et d'action sont respectées, mais visuellement aussi, l'espace scénique de la rencontre semble taillé sur mesure pour une captation dont les principaux points de vue se situent le long de la ligne de touche, c'est-à-dire hors de la surface de jeu. Et lorsqu'un événement aux marges de la rencontre proprement dite interrompt ou « dérange » le match, par exemple une émeute dans les gradins, cet événement met à mal la texture léchée et la stabilité des images, comme si les dispositif classiques de la rencontre et de sa captation formaient les complices parfaits d'un seul et même théâtre.

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En 2007, le cinéaste, vidéaste et artiste multimédia Harun Farocki réalise l'installation Deep Play pour la Documenta 12 de Kassel. Sans pédanterie, Farocki y dénonce l'illusion d'un spectacle télévisuel au service d'un réel « pur » et imprévisible. Composé de 12 écrans, Deep Play montre la finale de la coupe du monde 2006 qui a opposé la France à l'Italie. Un des écrans retransmet l'image du match proprement dit, telle qu'elle a été diffusée durant le direct télévisuel. Mais cette image est augmentée au bas du cadre par une série de barrettes statistiques qui quantifient en temps réel les vitesses de déplacement des joueurs.


 

 

Photogrammes  © Deep Play / Copyright Harun Farocki 2007
Vue d'ensemble :  © Deep Play / Harun Farocki / DHC ART Montréal / Copyright Richard-Max Tremblay 

 

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