Écrit, filmé, dansé : le foot rejoué
contrepied

Enfin, le spectacle Contrepied, créé initialement en 1990 puis repris en 2008 et proposé récemment au Festival Pays de Danses de Liège et au Festival international de danse contemporaine Schrit_tmacher2010 d'Aachen, est la création phare de la compagnie française Black Blanc Beur, dirigée par Christine Coudun. Sur un plateau presque nu où se détachent les esquisses de deux cadres de buts et un banc de touche, une dizaine de jeunes danseurs construisent un langage chorégraphique qui mêle les gestes techniques du football aux codes de la danse hip-hop. À travers une série de tableaux reliés par un fil narratif minimal l'amitié de deux enfants, la violence d'un couple, la rivalité entre deux clans – les corps décomposent la cinétique sportive, en détournent la violence brute vers des défis esthétiques, en ralentissent ou accélèrent le tempo pour redimensionner notre expérience visuelle de l'effort, provoquent aussi des effets de répétition ou de grossissement qui introduisent une dimension burlesque, presque chaplinesque, à des gestes autrement considérés comme anodins. Inversement, le registre sportif vient lui aussi contaminer la performance dansée et lui imposer ses codes, au moins par cet élément essentiel qu'est la présence de véritables ballons sur le plateau. Dribblés, shootés, dégagés, laissés rouler, échangés par passes ou subtilisés, ces ballons rendent forcément aléatoire et imparfait le réglage des corps voulu par la danse. En somme, le pari de cette compagnie a été de prendre au pied de la lettre l'expression « danser avec le ballon », parfois utilisée pour qualifier les prouesses d'un footballeur, et d'en tirer toutes les conséquences. Il en découle une redéfinition de la littéralité des termes comme « prendre à contrepied », « tenir son homme » ou « faucher un joueur », qui, noyés dans le jargon du commentaire médiatique, avaient fini par perdre tout contact avec la matérialité des corps qu'ils désignaient malgré tout.

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Contrepied © Black Blanc Beur

 

Au-delà de toutes les différences qui distinguent évidemment ces trois réalisations, certaines convergences les rassemblent dans une commune ambition de dire le foot autrement. On soulignera notamment le minimalisme des moyens mis en œuvre, littéraires, cinématographiques ou chorégraphiques. Certes, le roman de Bégaudeau réalise la prouesse de tenir plus de cent pages en ne donnant la parole qu'à un seul personnage ; certes le Zidane de Gordon et Parreno est polyphonique par la multiplicité des caméras qui constituent le kaléidoscope à travers lequel nous suivons le joueur. Mais enfin, ces prouesses elles-mêmes sont mises au service d'une fin assez simplement définie : le filtrage ultime de ce qui nous est donné à lire et à voir est opéré par la conscience d'un seul individu, rendu exceptionnel non pas par son brio technique, mais par la complexité de ses états d'âme. Quant au Contrepied dansé, s'il repose en bonne part sur la virtuosité individuelle des danseurs, il replace ces performances dans un projet esthétique global, finalement assez humble lui aussi : capter l'énergie physique de l'adolescence dans ce qu'elle a de plus contradictoire et d'insaisissable.

Tout cela prouve non seulement qu'un regard sur le football est possible en-dehors des cadres médiatiques les plus diffusés, mais aussi que le football lui-même peut servir de révélateur d'autre chose : non pas des motifs caricaturaux ou anecdotiques dont nous assomme la grande presse – telle « nation » déploie un jeu forcément « chatoyant », telle autre forcément « rude », tel attaquant est « la bête noire » de tel défenseur –, mais des tropismes à la fois les plus infimes et les plus décisifs, qui structurent l'imaginaire de l'homme dans son rapport au monde – à partir de quand perd-on le contrôle d'une relation amoureuse ? jusqu'où faut-il dissimuler sa propre vulnérabilité à l'agression d'autrui ? dans quelles formes sont prises les forces collectives antagonistes et à quelles fautes peuvent-elles pousser l'individu ?

Reste cependant une interrogation d'importance : faut-il déjà connaître le football, voire le pratiquer, pour pouvoir apprécier ces élaborations artistiques ? Il est évident, à cet égard, que les décalages entre le regard proposé par ces œuvres et celui proposé par les médias ne seront sensibles qu'à ceux pour qui ces codes médiatiques sont familiers. Il est évident également que la finesse et la justesse de ces propos littéraire, cinématographique ou chorégraphique seront d'autant mieux perçues par ceux qui savent ce que « se démarquer » ou « écraser sa frappe » recouvrent comme pratiques effectives. Cela dit, autant le livre de Bégaudeau que le film de Gordon et Parreno ou que le spectacle Contrepied peuvent tout aussi bien faire office de baptêmes rhétoriques pour ceux qui, sans connaissance particulière sur le foot, sont curieux de découvrir ce qui explique la fascination que certains éprouvent pour ce sport, sans avoir encore trouvé de réponse à cette question auprès des formats télévisuels traditionnels.

 

François Provenzano
Mai 2010

 

crayon
François Provenzano est chargé de recherche F.R.S.-FNRS au service de Sémiotique et rhétorique de l'ULg.

 


 

Extraits de Contrepied, par la Cie Black Blanc Beur :

http://www.dailymotion.com/video/x7dqc5_black-blanc-beur-contrepied_music
http://www.youtube.com/watch?v=k-Z-3FB8_C0
http://www.youtube.com/watch?v=cCziiCF-WYk

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