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Écrit, filmé, dansé : le foot rejoué

26 May 2010
Écrit, filmé, dansé : le foot rejoué

À quelques semaines de l'événement, il n'est plus possible d'ignorer qu'en juin prochain débuteront les prochains championnats du monde de football, en Afrique du Sud. Comme tous les quatre ans à cette occasion, c'est essentiellement à travers les médias traditionnels – et en particulier la télévision – que la compétition sera mise en spectacle, selon des codes bien rôdés. Or, il ne faut guère être grand spécialiste pour s'apercevoir que cette mise en spectacle télévisuelle est extrêmement pauvre, par la redondance des contenus et par la sélection drastique dont elle procède. Redondance, car il faut bien avouer que les formats médiatiques rendent les matchs à la télévision pratiquement interchangeables les uns aux autres ; sélection, car ces formats ne retiennent que quelques éléments saillants de ce sport, qui concentrent toute l'attention des caméras et des commentateurs : la performance physique et individuelle, le geste technique, le but marqué.

La littérature, le cinéma et la danse, lorsqu'ils choisissent le football comme support de la création, peuvent déplacer nos regards sur ce sport. Tout ce que le cadrage médiatique refoule hors de son champ de pertinence trouve alors une nouvelle épaisseur et devient matériau physique, psychologique ou sociologique pour une mise en tension inséparablement dramatique et plastique.

Bégaudeau

Dans Jouer juste, son premier roman paru en 2003 aux éditions Verticales, François Bégaudeau déploie toute une poétique footballistique pour décrire les tourments d'un entraîneur à la mi-temps d'une prolongation d'une finale de championnats d'Europe. Sous la forme d'un long monologue qui mêle le discours aux joueurs qu'il tente de galvaniser après une prestation décevante et son discours intérieur qui révèle ses propres failles, ses doutes, et ses difficultés dans sa vie affective, au final sa souffrance et malgré tout son obstination à vouloir « jouer juste », le romancier renverse complètement tous nos codes de lecture spontanés sur le football. Il privilégie en effet le psychologique par rapport au physique, le privé de l'individu par rapport au collectif médiatisé. Cela dit, ce renversement touche en réalité au plus près de ce qui fait la densité passionnelle de ce sport : un subtil mélange entre l'art tout géométrique de la passe et la vertu de la digression, voire de la feinte (se tromper soi-même pour mieux tromper l'autre).

zidane

En 2006, à quelques semaines de l'ouverture du précédent Mondial resté fameux dans les mémoires pour la spectaculaire sortie de scène de Zinedine Zidane (un carton rouge pour un coup de tête à un défenseur italien), Douglas Gordon et Philippe Parreno dévoilent leur film Zidane, un portrait du 21e siècle. Objet artistique plus que récit cinématographique traditionnel, ce film se situe également aux antipodes du format bien connu des documentaires sur les grandes stars du sport. Il ne s'agit par ici de retracer les grandes étapes de la carrière du sportif, ni encore moins de compiler ses plus beaux exploits techniques, mais de choisir un cadrage très réduit, un marquage « à la culotte » comme on dit dans le jargon : les deux réalisateurs ont choisi de braquer une vingtaine de caméras sur le joueur pendant la durée – rendue en temps réel – d'un match de 90 minutes. Ce Real Madrid vs. Villareal du 23 avril 2005 est sublimé en objet d'art par un regard qui, s'il est centré sur un seul individu, parvient à creuser toute la fascinante complexité du rapport que cet individu entretient avec l'univers qui l'entoure. Rapport fragmentaire, où les durées, les distances, les stimulus visuels et sonores sont découpés par une subjectivité aux rythmes très variables ; rapport tragique et absurde aussi : le héros au centre de nos regards et de ceux de milliers d'autres semble pris dans un récit qu'il ne maîtrise que pour une très faible part, et son parcours au fil de ces 90 minutes s'apparente au trajet passionnel des grands personnages de tragédies. Sans trop dévoiler des différentes étapes de ce qui peut se regarder comme un véritable récit à suspense, nous pouvons dire que Zidane évolue du détachement nonchalant et génial à la concentration précise et lutteuse, pour aboutir fatalement à la chute, glorieuse et irrémédiable.

gordonParreno1  GordonParreno

Douglas Gordon & Philippe Parreno, Zidane: A 21st Century Portrait, 2005. Double projection vidéo / Two Channel video, 91’
(À gauche :)  © Leslie Artamonow - (À droite) :  © Anna Lena Films / Naflastrengir

 


 

contrepied

Enfin, le spectacle Contrepied, créé initialement en 1990 puis repris en 2008 et proposé récemment au Festival Pays de Danses de Liège et au Festival international de danse contemporaine Schrit_tmacher2010 d'Aachen, est la création phare de la compagnie française Black Blanc Beur, dirigée par Christine Coudun. Sur un plateau presque nu où se détachent les esquisses de deux cadres de buts et un banc de touche, une dizaine de jeunes danseurs construisent un langage chorégraphique qui mêle les gestes techniques du football aux codes de la danse hip-hop. À travers une série de tableaux reliés par un fil narratif minimal l'amitié de deux enfants, la violence d'un couple, la rivalité entre deux clans – les corps décomposent la cinétique sportive, en détournent la violence brute vers des défis esthétiques, en ralentissent ou accélèrent le tempo pour redimensionner notre expérience visuelle de l'effort, provoquent aussi des effets de répétition ou de grossissement qui introduisent une dimension burlesque, presque chaplinesque, à des gestes autrement considérés comme anodins. Inversement, le registre sportif vient lui aussi contaminer la performance dansée et lui imposer ses codes, au moins par cet élément essentiel qu'est la présence de véritables ballons sur le plateau. Dribblés, shootés, dégagés, laissés rouler, échangés par passes ou subtilisés, ces ballons rendent forcément aléatoire et imparfait le réglage des corps voulu par la danse. En somme, le pari de cette compagnie a été de prendre au pied de la lettre l'expression « danser avec le ballon », parfois utilisée pour qualifier les prouesses d'un footballeur, et d'en tirer toutes les conséquences. Il en découle une redéfinition de la littéralité des termes comme « prendre à contrepied », « tenir son homme » ou « faucher un joueur », qui, noyés dans le jargon du commentaire médiatique, avaient fini par perdre tout contact avec la matérialité des corps qu'ils désignaient malgré tout.

 contrepied contrepied

Contrepied © Black Blanc Beur

 

Au-delà de toutes les différences qui distinguent évidemment ces trois réalisations, certaines convergences les rassemblent dans une commune ambition de dire le foot autrement. On soulignera notamment le minimalisme des moyens mis en œuvre, littéraires, cinématographiques ou chorégraphiques. Certes, le roman de Bégaudeau réalise la prouesse de tenir plus de cent pages en ne donnant la parole qu'à un seul personnage ; certes le Zidane de Gordon et Parreno est polyphonique par la multiplicité des caméras qui constituent le kaléidoscope à travers lequel nous suivons le joueur. Mais enfin, ces prouesses elles-mêmes sont mises au service d'une fin assez simplement définie : le filtrage ultime de ce qui nous est donné à lire et à voir est opéré par la conscience d'un seul individu, rendu exceptionnel non pas par son brio technique, mais par la complexité de ses états d'âme. Quant au Contrepied dansé, s'il repose en bonne part sur la virtuosité individuelle des danseurs, il replace ces performances dans un projet esthétique global, finalement assez humble lui aussi : capter l'énergie physique de l'adolescence dans ce qu'elle a de plus contradictoire et d'insaisissable.

Tout cela prouve non seulement qu'un regard sur le football est possible en-dehors des cadres médiatiques les plus diffusés, mais aussi que le football lui-même peut servir de révélateur d'autre chose : non pas des motifs caricaturaux ou anecdotiques dont nous assomme la grande presse – telle « nation » déploie un jeu forcément « chatoyant », telle autre forcément « rude », tel attaquant est « la bête noire » de tel défenseur –, mais des tropismes à la fois les plus infimes et les plus décisifs, qui structurent l'imaginaire de l'homme dans son rapport au monde – à partir de quand perd-on le contrôle d'une relation amoureuse ? jusqu'où faut-il dissimuler sa propre vulnérabilité à l'agression d'autrui ? dans quelles formes sont prises les forces collectives antagonistes et à quelles fautes peuvent-elles pousser l'individu ?

Reste cependant une interrogation d'importance : faut-il déjà connaître le football, voire le pratiquer, pour pouvoir apprécier ces élaborations artistiques ? Il est évident, à cet égard, que les décalages entre le regard proposé par ces œuvres et celui proposé par les médias ne seront sensibles qu'à ceux pour qui ces codes médiatiques sont familiers. Il est évident également que la finesse et la justesse de ces propos littéraire, cinématographique ou chorégraphique seront d'autant mieux perçues par ceux qui savent ce que « se démarquer » ou « écraser sa frappe » recouvrent comme pratiques effectives. Cela dit, autant le livre de Bégaudeau que le film de Gordon et Parreno ou que le spectacle Contrepied peuvent tout aussi bien faire office de baptêmes rhétoriques pour ceux qui, sans connaissance particulière sur le foot, sont curieux de découvrir ce qui explique la fascination que certains éprouvent pour ce sport, sans avoir encore trouvé de réponse à cette question auprès des formats télévisuels traditionnels.

 

François Provenzano
Mai 2010

 

crayon
François Provenzano est chargé de recherche F.R.S.-FNRS au service de Sémiotique et rhétorique de l'ULg.

 


 

Extraits de Contrepied, par la Cie Black Blanc Beur :

http://www.dailymotion.com/video/x7dqc5_black-blanc-beur-contrepied_music
http://www.youtube.com/watch?v=k-Z-3FB8_C0
http://www.youtube.com/watch?v=cCziiCF-WYk


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