Le corps du footballeur en photographie : passions, glamour et désuétude

Si l'on s'approche de la photographie de football dans son exposition médiatique la plus courante, La Gazzetta dello Sport, quotidien sportif sans rival en Italie, on s'aperçoit que le corps des footballeurs ne se façonne pas seulement selon les iconographies de l'effort physique et de la tension motrice, mais surtout qu'il fonctionne comme support des grandes passions de la vie.

Le corps du footballeur n'est pas seulement représenté dans l'acte d'agir, renfermé dans l'acte visant des buts ou des stratégies de concertation, mais il est souvent un corps ouvert vers les passions (au sens de subir, en opposition à agir) : les passions de ses camarades, les passions propres à lui-même, les passions futures du lecteur de la presse. Si les actions ayant un objectif précis sont toujours représentées selon un cadrage qui en révèle toute la concentration du temps présent, les passions sont signifiées en images à travers des temporalités plus duratives, des tempos plus lents. Il s'agit des footballeurs qui s'embrassent, qui marchent avec la déception au cœur, qui fêtent la victoire ensemble en se donnant la main, qui lèvent la main en signe de victoire, qui prévoient la revanche et la vengeance futures.

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Si la photographie est toujours, techniquement parlant, la trace du déclenchement d'un instant singulier extrait tout au long d'un flux expérientiel et perceptif, par contre elle peut, sémiotiquement parlant, rendre compte d'une durée. Cette durée est construite à travers les schémas géométriques qui structurent la topologie des corps dans l'image et orientent notre parcours perceptif. Mais la photographie est capable de signifier la durée non seulement à travers un certain type de schémas abstraits de lignes, de cadrages, d'aplatissement de la perspective, mais aussi à travers les effets de matière (zones floues vs. zones nettes) et les effets de lumière (l'éclairage typique de l'action qui ne cesse de terminer vs. l'éclat de la concentration du présent). En tout cas, lorsque la concentration du présent de l'action sportive proprement dite laisse la place à la diffusion des sentiments, quand la construction par « lignes » et « directions » diagonales de l'action laisse la place à la construction par « masses » des passions, là l'image photographique est appelée à témoigner des passions à travers des stratégies visuelles de « mise en attente ». Ces dernières nous permettent, à nous les spectateurs, de réfléchir sur toutes ces passions de la rage, de la solidarité, de l'amitié jusqu'à voir apparaître tout au long des pages un bestiaire des passions humaines, toujours quelque peu héroïques.

Mais les footballeurs sont au centre des représentations médiatiques non seulement lorsqu'ils sont sur un terrain de football, mais aussi lorsqu'ils posent comme des mannequins pour publiciser une marque, comme dans le cas de la marque de chaussures sportives Puma.

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Ici les trois footballeurs représentés semblent avoir transformé ce qu'on imagine être une suite d'hôtel et tout son précieux décor en un terrain de football, voire en un champ de bataille. Voici que dans la partie gauche de l'image Chiellini et Camoranesi, deux joueurs faisant partie de l'équipe nationale italienne de football, jouent enfin dans le vrai sens du terme, à savoir sans aucun but, sans véritables adversaires, avec le seul goût de mettre en acte leur habilité, leurs actions virtuoses. En mimant une « vraie » action footballistique à travers la disposition de leurs corps, Chiellini et Camoranesi se caricaturent eux-mêmes en reconstruisant les configurations visuelles et les rythmes typiques de la concentration du présent de l'action par excellence (corps embrouillés, en déséquilibre, toujours passibles de tomber sous la tension de l'effort, etc.). Dans la partie droite de l'image, Buffon, célèbre gardien de but, rit comme s'il était le spectateur amusé d'une image publicitaire. Il rit en tenant dans sa main le tesson d'un vase chinois dont on peut apercevoir les autres morceaux derrière ses épaules, restés sur la cheminée - cette dernière devant servir comme simulacre d'un cadre de but. Partout dans la chambre il n'y a que des verres cassés, le miroir en éclats, le lustre par terre, les cadres des photos de mode en morceaux ; pour le reste, les chaises sont cassées, les lampes aussi, les plantes renversées. On pourrait  convenir que cette image met en scène la nonchalance envers le luxe, les objets précieux, tout type de gaspillage d'argent, en valorisant ainsi la liberté et l'envie irrésistible de la jouissance sportive dans son état de gratuité totale. L'image veut mettre en scène le renversement de toutes les valeurs bourgeoises et de la vie des stars, le fait que les footballeurs italiens sont prêts à tout au nom du jeu, même à la sauvagerie.

Encore une fois au centre du questionnement sur le valoir des valeurs, mais dans une ambiance tout à fait différente, voici quelques photos appartenant au reportage journalistique de dénonciation, « Il football a Gomorra » de Giuseppe della Morte, traitant de la relation entre le football et la mafia napolitaine, et notamment la camorra dont plusieurs membres sont originaires de la petite ville de Casal di Principe, devenue très célèbre dans le monde entier grâce à l'ouvrage de Roberto Saviano Gomorra. La rubrique qui publie ce reportage s'appelle : « L'autre football ».

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Si dans les photos publiées sur La Gazzetta dello Sport le terrain de foot était presque invisible, caché et devenu presque flou derrière les passions des protagonistes et leurs grands gestes, et si dans les photos publicitaires le terrain était « déplacé », ici le terrain de foot est le seul protagoniste, mais il demeure déserté. Cet effet de désertion est produit non seulement par les rares figurines à distance, mais aussi par les choix chromatiques du photographe Luigi Pepe : il ne s'agit pas proprement d'une photo en noir et blanc qui pourrait d'ailleurs tromper le lecteur en ostentant un goût esthétique pour le métalangage photographique, mais du résultat d'une soustraction de couleurs. Les gris dominent : le gris taché du goudron, le gris abimé du mur et le gris compact du ciel, qui paraît ne pas offrir d'horizon. Les couleurs ont été soustraites et avec elles, le présent de l'action. Mais si l'avant plan et l'arrière plan de la photo semblent mettre en scène l'immobilisme et le silence à travers des gestes à peine dessinés, on voit qu'à l'intérieur du terrain de foot il y a encore de rares rayons de pelouse verte qui résistent à la décoloration, à l'homogénéisation, à l'opacification. Si l'action sportive photographiée se donne toujours à l'observateur dans toute la transparence de son déploiement, dans toute sa concentration de « vérité »1 déclinée au présent - cela se vérifie grâce aux couleurs qui guident le parcours de l'attention perceptive de l'observateur -, par contre ici les gris laissent le regard de l'observateur flâner à la recherche d'un point focal, un point de concentration de l'action qui puisse fonctionner comme un point de concentration de l'attention. Pas de couleur, pas de concentration, pas d'action, mais seulement des gestes à peine effleurés, à peine débutés et déjà tombés en désuétude. Mais le parcours de décoloration de l'action saisie dans le vif jusqu'au squelette de l'action, le parcours de palissement de gestes qui apparaissent de plus en plus lents, peuvent être inversés par des forces de résistance, visibles non pas au centre du terrain de foot mais dans ses interstices de pelouse verte. C'est de ces espaces interstitiels d'un terrain de foot abandonné que dans le règne de Gomorra on attend que débute le temps de la revanche, plutôt que celui de la vendetta.

 

Maria Giulia Dondero
Mai 2010

crayon

Maria Giulia Dondero enseigne au sein du Département de langues et littératures romanes, en Rhétorique et sémiologie

 


 

1Sur la photo de sport, les types de « présent » impliqués et le jugement de vérité, je me permets de renvoyer à Maria Giulia Dondero « Les temporalités véridictoires dans la photo de sport », Nouveaux Actes Sémiotiques, [ en ligne ]. Actes de colloques, 2005, La vérité des images. Disponible sur : <http://revues.unilim.fr/nas/document.php?id=1920> (consulté le 27/04/2010).