Culture, le magazine culturel en ligne de l'Universit� de Li�ge


Le puzzle des talatats de Karnak

26 April 2010
Le puzzle des talatats de Karnak

De la constitution du corpus à la reconstitution des édifices thébains du règne d'Amenhotep IV

Le nouvel essor que connait la recherche sur les temples atoniens de Karnak, spécialement dans le contexte du programme ANR ATON-3D, a nécessité la mise en œuvre d’un système d’information consacré aux talatats thébaines auquel nous avons connecté un puzzle numérique interactif, indispensable outil d’aide à la restitution tridimensionnelle des édifices disparus dédiés à Aton.

Dès les premières années de son règne à Thèbes, Amenhotep IV, fils du grand Neb-Maât-Rê Amenhotep III, renia les cultes traditionnels de ses prédécesseurs, les pharaons de la XVIIIe dynastie, pour les remplacer par le culte d'Aton, son dieu d'élection. En corollaire, les rites, l'iconographie et l'architecture sacrée ont connu des bouleversements majeurs. À l'inverse des anciens rituels pratiqués dans des sanctuaires obscurs, le nouveau culte d'Aton se déroulait à ciel ouvert sous le disque rayonnant. Sans toiture, les murs des temples ont ainsi pu être allégés permettant le remplacement des lourds blocs des constructions antérieures par des pierres de plus petit module aux dimensions standardisées (52,5 x 26,25 x 22,5 cm) appelés talatats, sortes de briques de calcaire ou de grès suffisamment légères pour pouvoir être portées à dos d'homme et servir à construire des édifices de façon très rapide. Ces talatats étaient décorées soit sur la grande face du parallélépipède (disposition en carreau), soit sur la petite (disposition en boutisse).

fig1

Fig. 1 : boutisse

fig2

Fig. 2 : carreau

C'est à l'est de Karnak, apparemment aux abords du plus grand monolithe jamais érigé, l'obélisque unique, que le souverain entreprit la réalisation d'un ensemble de complexes monumentaux importants, propres à satisfaire aux exigences du culte d'Aton. À sa mort, tous ces édifices furent démantelés bloc par bloc, entraînant la dispersion des décors sculptés de leurs parois. Leur emplacement n'est connu que par quelques arasements, à proximité desquels gisaient, fragmentaires, les restes de statues colossales de type osiriaque (voir dans ce même dossier l'article au sujet de ces colosses). Quant aux talatats, elles furent réutilisées par dizaines de milliers en fondation et en bourrage de nouvelles constructions du grand temple d'Amon (IIe, IXe et Xe pylônes, fondations de la grande salle hypostyle, etc.). Celles qui furent récupérées ultérieurement constituent ainsi les éléments de plusieurs gigantesques et difficiles puzzles archéologiques que les égyptologues, depuis des dizaines d'années, tentent de recomposer. Des milliers de blocs ont déjà été assemblés, permettant de reconstituer des parties entières de scènes appartenant aux décors d'origine des temples atoniens. Du fait que les essais d'assemblages des scènes, manuels ou assistés par ordinateur, ont déjà donné d'excellents résultats, nous avons décidé de relancer la recherche sur la complétion des parois disloquées et d'enrichir les scènes déjà publiées, seuls moyens à notre disposition aujourd'hui pour acquérir de nouvelles connaissances sur le complexe atoniste de Karnak.

Dans ce but, nous avons développé un logiciel d'assistance au réassemblage des décors disparus qui constitue un véritable outil d'aide à la recherche et devrait nous apporter des connaissances indispensables pour la conception et la validation des hypothèses sur les structures et dimensions des édifices thébains en talatats.

Le corpus des talatats de Karnak

Pour commencer, en partenariat avec le Centre Franco-Égyptien d'Études des Temples de Karnak (CFEETK),  nous travaillons à la constitution d'un corpus électronique pérenne de toutes les talatats issues des édifices atoniens de la région thébaine.

fig3

Fig. 3 : ArchéoGRID Talatat : le corpus des talatats  en ligne

Pour le travail de documentation et la saisie des métadonnées, nous utilisons un thésaurus multilingue français/anglais/arabe, comportant des descripteurs d'identification (numéro d'inventaire, anciens numéros d'inventaire...), de localisation (lieu d'origine, lieu de découverte, lieu de conservation), de description (archéologique, iconographique, épigraphique) et bibliographiques, organisés entre eux par des relations sémantiques : liens hiérarchiques (généralisation et spécialisation, synonymie, etc.).

Pour échapper au caractère subjectif de l'indexation iconographique, nous avons opté pour une description analytique, en reprenant le concept proposé par Robert Vergnieux de la représentation des connaissances à l'aide d'unicos, le but étant de dissocier les informations que l'on veut pouvoir interroger séparément. Un unico est l'unité iconographique qui correspond à un signe visuel iconique indépendant. Décrire une talatat consiste à énumérer la liste des unicos présents sur sa face décorée.

Le relevé des textes inscrits sur les pierres est également accessible. Les inscriptions figurant sur les talatats sont peu nombreuses et répétitives ; elles fournissent néanmoins les noms des édifices (ou parties d'un même édifice) qui à Karnak avaient un lien avec le culte d'Aton. En effet, les textes qui encadrent l'image du disque solaire rayonnant, représenté au sommet des scènes, nous ont révélé les noms des structures atonistes majeures (Gem-pa-Aton, Tény-menou, Roudj-menou, Hout-Benben).

Parmi les 12 000 talatats (environ) qui ont été extraites du môle ouest du IXe pylône par le Centre Franco Égyptien d'Études des Temples de Karnak, Robert Vergnieux a déjà étudié méthodologiquement les 6666 pierres des 24 dernières couches à la base du pylône. Il nous faut cependant les réexaminer aujourd'hui dans la perspective des restitutions tridimensionnelles du projet ATON-3D (voir dans ce même dossier l'article sur ce programme) et il reste à analyser les dizaines de milliers d'autres talatats retrouvées dans la région thébaine par diverses institutions, qui pourront être prises en considération grâce aux principes d'interopérabilité mis en œuvre.

Le puzzle des talatats                                                                                    

Un outil d'aide à l'assemblage des pierres est intégré au corpus des talatats. Il s'agit d'un puzzle sur écran qui permet de les placer correctement  sur la grille en respectant la technique de construction alternant une assise en boutisse et une assise en carreau. Entre elles, les assises en boutisse sont toujours alignées à la verticale. Les pierres en carreau chevauchent trois boutisses et les assisses en carreau sont décalées entre elles verticalement de la longueur d'une demi-talatat. Autrement dit, avec le puzzle nous nous assurons qu'une talatat ne peut s'assembler latéralement qu'avec une autre portant son décor sur le même côté qu'elle-même et au dessus et au dessous avec une pierre décorée sur une face différente.

fig4

Fig. 4 : utilisation du puzzle avec grille de proportion de l'ère atoniste

L'utilisation du puzzle est fort simple, mais considérablement plus efficace avec un grand écran, voire deux écrans configurés en mode « bureau étendu ». D'un côté de l'écran, on recherche les pierres manquantes avoisinantes par des requêtes adéquates (boutisse ou carreau + unicos les plus probables) et on visualise immédiatement les résultats ; et de l'autre on teste si la pierre qui semble correspondre s'appareille aux autres déjà en place. Les photos de talatats qui s'affichent dans le puzzle ont été détourées pour pouvoir être posées bord à bord entre elles. De nombreuses options sont disponibles, telles la  fonction « zoom »,  très utile pour valider ou rejeter une pierre qui parait à priori pertinente, ou encore la possibilité d'appliquer des calques nous guidant pour respecter les grilles de proportion de l'ère atoniste. Il manque encore la possibilité de rééquilibrer le contraste et les niveaux des différentes photographies pour redonner une unité à la scène, afin de générer l'image qui sera utilisée comme texture dans les modèles 3D.

Le système sauvegarde les amorces de scènes reconstituées, et stocke dans la base les positions de chaque pierre, établit le nombre de pierres manquantes, et calcule les hauteur et largeur du mur ainsi reconstitué. Il est ainsi possible de reprendre l'assemblage plusieurs jours après son ébauche. Le travail en cours peut même être poursuivi par un autre chercheur tenté par l'ajout d'une pierre vraisemblable. Chacun peut ajouter sa pierre à l'édifice, c'est le cas de le dire, et participer à la construction collective d'une interprétation.

Ces étapes (réalisations du corpus et de l'outil « puzzle ») sont décisives pour la poursuite des études de restitution des édifices thébains d'Akhénaton.                                                                                                           

Exploitation scientifique des talatats

En raison des trop maigres structures archéologiques retrouvées in situ, il est nécessaire d'analyser le programme décoratif des édifices construits avec les talatats qui comporte des scènes ornementales représentant des temples qui étaient en fonction à l'époque. La lecture des images figurant l'espace architectural nous permet de reconstituer les constructions dont l'aspect est difficile à imaginer comme, par exemple, la fenêtre d'apparition, représentée dans plusieurs scènes sur les talatats, car même si l'art pharaonique est plus conceptuel que visuel, les images bidimensionnelles visant à représenter une réalité en trois dimensions sont cependant porteuses de riches informations. À Amarna, la confrontation de la réalité archéologique et de l'iconographie relevée dans les tombes indique que l'on peut puiser de nombreuses informations dans le dessin architectural 

fig5

Fig. 5 : Assemblage A0011, R. Vergnieux, Recherches sur les monuments thébains d'Amenhotep IV à l'aide d'outils informatiques. Méthodes et résultats, Genève, 1999, fasc. 2 pl. III

Ce tracé architectural de la fenêtre d'apparition représenté sur un mur du Teny-Menou de Karnak a été obtenu à partir d'un assemblage de talatats publié par Robert Vergnieux. Il nous livre des informations précieuses sur l'organisation du secteur des édifices représentés. Nous pouvons restituer une succession de salles d'ablution desservies pas un corridor donnant sur un podium-terrasse accessible par une volée d'escaliers. Vient ensuite une fenêtre d'apparition dont l'architecture est détaillée et qui est accessible par une porte de type à claustra. La fenêtre d'apparition est précédée d'une galerie couverte.  Mais cet assemblage nous informe également sur le mur même sur lequel était gravée cette scène : elle provient d'un mur extérieur situé sur la gauche de l'axe central comme en témoigne le boudin d'angle qui la borde sur la droite, ainsi que l'orientation du roi sur les reliefs. La scène totale mesure plus de 9,50 mètres de long ce qui limite les possibilités de placement. Ainsi, nous avons une idée plus précise du décor de l'édifice et de sa répartition sur ses murs.

En analysant le cadre architectural et urbain (temple, palais, résidences sacerdotales, aménagements de leurs abords), nous pouvons proposer des hypothèses de localisation des constructions en talatats sur le terrain, et de positionnement des décors réassemblés sur les parois. Contrairement aux traditionnelles scènes d'offrandes représentées dans un cadre abstrait et indéfini, celles d'Amenhotep IV-Akhénaton à Aton semblent correspondre à des événements concrets se déroulant en des lieux parfaitement déterminables et à des heures du jour reconnaissables, qu'il faut savoir repérer.

fig6

Fig. 6 : Portion de l'assemblage réalisé par Chr. Loeben et R. Vergnieux (A0080, R.Vergnieux pl. LIII)

En voici un exemple avec cette amorce de scène figurant la préparation des offrandes du matin sous les rayons obliques du soleil se levant sur le désert oriental. Elle est orientée vers l'est, donc sur la face nord d'un mur est-ouest dont on peut appréhender les dimensions étant donné sa longueur et les indices induits quant à sa hauteur. En prenant en considération le thème, l'orientation et les dimensions de cette scène, Dimitri Laboury, dans son dernier ouvrage consacré à Akhénaton, suggère qu'elle décorait le mur extérieur nord du Teny-Menou1.

Il serait illusoire de penser que nous pourrons un jour reconstituer l'ensemble des sanctuaires atonistes, car certaines données sont irrémédiablement perdues et imposent le recours à l'intuition et à l'induction pour combler les lacunes. Il est néanmoins envisageable de proposer une représentation crédible et cohérente de l'ensemble des édifices en talatats, d'autant plus que l'informatique offre aujourd'hui la possibilité de distinguer visuellement les restitutions validées et les hypothèses. C'est dans cette perspective que nous envisageons, en partenariat avec le CFEETK, d'ouvrir à tous les membres de la communauté scientifique,  la base de données sur les talatats de Karnak, enrichie par les résultats obtenus au fur et à mesure de l'avancement des connaissances,  c'est-à-dire complétée par les propositions vraisemblables de restitution tridimensionnelle – décors inclus – des temples du domaine d'Aton dans « l'Héliopolis du Sud » .

Nathalie Prévôt
Avril 2010

crayon

Nathalie Prévôt est doctorante en Égyptologie à l'Institut Ausonius CNRS / Université Michel de Montaigne - Bordeaux 3. Ses  recherches actuelles portent sur  l'étude,  à l'aide de la modélisation tridimensionnelle, des édifices érigés par Amenhotep IV-Akhénaton  dans la région thébaine.

Elle collabore avec Dimitri Laboury dans le cadre du projet ATON-3D.



 

1 D. Laboury, Akhénaton, Paris, 2010, p.169


� Universit� de Li�ge - https://culture.uliege.be - 28 March 2024