Paul Auster, Invisible

Si vous aimez un roman dont les parties s'imbriquent l'une dans l'autre à la manière des tables gigognes, Invisible est fait pour vous ; ce roman vous ravira. Faulkner s'était fait une spécialité des récits parallèlles ; Palahniuk, plus près de nous, a repris le procédé dans Peste. Il est arrivé à John Barth de mettre en scène un roman qui, étant le seul personnage, se raconte. Auster va plus loin : l'enfermement du récit dans l'intrigue du récit suivant ou précédent, et ainsi de suite, amène le lecteur à se demander où se situe la réalité fictionnelle, jusqu'à ce qu'il s'aperçoive qu'en filigrane Auster nous raconte — mais ce n'est qu'une fiction — comment s'est écrit Invisible. Peut-être.

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Invisible comporte quatre parties. La première se présente sous la forme d'un récit conventionnel ; c'est la seule qui ne soit que cela. Adam Walker (retenez le nom car une bonne partie de l'« intrigue » — dans les deux sens du terme — tourne autour de lui), étudiant de deuxième année à la Columbia University à New York, rencontre en 1967 un certain Born, un Français professeur à la même université. Ce Born n'hésite pas à flatter Walker, l'encourage à fonder une revue littéraire et lui signe même un chèque de 25.000 dollars, somme énorme en 1967, pour lancer cette revue. Le lecteur trouvera tout ceci bizarre, Walker aussi, mais comment résister à une telle offre, surtout qu'en arrière-plan se profilent le sourire et le physique de la compagne de Born (qui, plus tard, rejoindra Walker dans son lit) ? C'est ici que s'accélèrent les péripéties : Walker est témoin d'un meurtre commis par Born ... lequel disparaît illico, reparti à Paris pour y régler, laisse-t-il entendre, des affaires de famille... Walker déchire le chèque et s'efforce d'oublier Born. Nous voilà donc, au premier quart du livre, avec une histoire somme toute assez banale qui a tout l'air d'un bon point de départ à un roman policier.

La deuxième partie nous projette 40 ans plus tard, en 2007. Toujours à New York (Brooklyn) et le narrateur est devenu un certain Jim Freeman, écrivain connu (Auster ?). Il vient de recevoir une lettre et un manuscrit d'une vieille connaissance, Walker ... et ce manuscrit n'est autre que la première partie du roman (première gigogne). Malade et se sentant proche de la fin, Walker demande à Freeman son avis sur ce manuscrit. Mais, à ce stade-ci, ne révélons plus rien de l'« intrigue » et laissons au lecteur le soin et le plaisir de découvrir le reste du roman ; laissons-lui la délectation de passer d'une gigogne à l'autre, jusqu'à la fin du volume. Si vous, lecteur, vous vous donnez la peine de dépasser la première partie, vous ne sortirez plus de ce roman. Mais vous êtes averti : les révélations que vous attendez, car il vous faut des clés pour saisir le fil du récit, ne cesseront de s'éloigner, de se dérober sous vos pas. Ne vous attendez donc pas non plus à une analyse psychologique profonde des personnages car ceux-ci n'existent que pour peupler la fiction ; l'humain est mis au service de l'écriture ; certes les narrateurs s'efforcent de discerner les motifs qui animent les personnages, mais souvent en vain car les personnages d'Auster sont impitoyablement soumis à des imprévus, ou, lorsqu'ils croient qu'ils maîtrisent une vérité, cette vérité se trouve être niée à la page suivante.

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Ce sont bien les thèmes austériens habituels qui animent cette fiction : le hasard, dont dépend la vie ; la culpabilité, souvent atténuée par les effets du hasard ; la solitude de l'être humain dans la société et, peut-être surtout, dans l'univers ; l'absence de dieu et par là de foi ; à la fois la solidarité et la cruauté de l'être ; l'absence de questionnement chez les personnages sur ce qu'est la vie (ce qui ne veut pas dire qu'Auster ne se pose pas de questions). Le seul moyen de survivre, pour les personnages et peut-être pour Auster, est de raconter une histoire, encore et encore, jusqu'à ce qu'elle devienne le seul point de repère dans une existence qui en manque étrangement ; jusqu'à ce que raconter cette histoire devienne le seul but et le seul moteur de la vie. Pourtant, le narrateur — et sans doute Auster en premier lieu, admirateur qu'il est de George Oppen (p. 182) — nous cite un passage d'un poème de celui-ci qui semble venir contredire la « fictionnalité » de Invisible :

Impossible to doubt the world: it can be seen
And because it is irrevocable
It cannot be understood, and I believe that fact is lethal.

(Impossible de douter du monde : on peut le voir / Et parce qu'il est irrévocable // Il ne peut être compris, et je crois que cela est mortel.) Traduction littérale de Christine Le Boeuf, en NdT, dans l'édition française.

 

Arrivé aux deux-tiers du roman, Auster nous dit que cette « réalité » fictionnelle qu'il nous raconte n'a jamais existé (sauf Paris — une touche de nostalgie d'Auster lui-même ?), que tous les noms sont faux, que tous les lieux sont faux, que tous les faits que ses personnages nous présentent n'ont jamais eu lieu — en somme que le roman n'est qu'une fiction, ce que le lecteur savait dès le départ puisque c'est un roman. Mais... Auster continue pendant une cinquantaine de pages à permettre à ses personnages de dérouler une intrigue dont le lecteur sait qu'elle n'existe pas... Étrange, mais fascinant.

Paul Auster


Comme l'a très bien dit Michel Delville à Auster lors de la remise des insignes de Docteur honoris causa à l'ULg,
« C'est, enfin et plus fondamentalement, la poétique du lieu et du non-lieu qui hante les pages de vos romans et confère à vos personnages le sentiment paradoxal d'« adopter » des espaces qui ne sont ni dans le monde ni hors du monde. »

Mais ce monde étant réel, incompréhensible et irrévocable, le seul moyen de le confronter et, sans doute, de le maîtriser, est de l'enfermer dans une fiction que seul l'esprit humain, celui du créateur de cette fiction, qu'il soit réel (Auster) ou non (les personnages d'un roman), peut contrôler.

Le lecteur ne s'étonnera donc pas de voir passer Auster du narrateur à la première personne au narrateur à la troisième personne, ni même de reproduire des dialogues à la manière des répliques de théâtre. Il ne s'étonnera pas non plus que Auster ne se livre guère à des analyses fines de la psychologie ou de la moralité de ses personnages ; Auster n'est pas un Henry James et ne voudrait sans doute pas le devenir. Ce qui l'inspire, c'est le ballottement continuel de l'être humain par un monde que l'on ne peut éviter mais qu'il vaut mieux tenir à distance. En inventant des fictions, par exemple.

Pierre Michel
Avril 2010

crayon

Pierre Michel a enseigné la littérature américaine à l'Université de Liège, mais aussi aux universités d'Illinois (Urbana), Kent (Ohio), et Miami (Floride), USA.