Dans un passionnant livre-entretien au titre malicieux, N'espérez pas vous débarrasser des livres, Jean-Claude Carrière et Umberto Eco traversent avec érudition, humour et confiance l'épopée du livre, du papyrus à l'ebook, multipliant les exemples historiques et anecdotes vécues. Il y est question de la pérennité du livre et de sa transmission, des chefs d'œuvre et des œuvres oubliées, du savoir et de la connaissance, de la mémoire sélective et de la hiérarchisation des informations, des progrès de l'intelligence et de la bêtise, de la bibliophilie et d'Internet, d'hier et de demain. Et de mille et une choses encore. Nous avons rencontré Jean-Claude Carrière, homme de plume multi-talents qui a touché au roman, à l'essai, au théâtre, au scénario de cinéma et même, depuis peu, à la bande dessinée.
Comment est né ce livre ?
Umberto et moi, nous nous connaissons depuis longtemps et, en 1999, nous avons été associés, avec deux autres auteurs, Jean Delumeau et Stephen Jay Gould, à Entretiens sur la fin des temps. Jean-Philippe de Tonnac, qui était l'un des initiateurs de cet ouvrage, a eu l'idée de nous réunir à nouveau.
Vous êtes l'un et l'autre des bibliophiles. Comment cette passion vous est-elle venue ?
Peut-être parce que je suis né dans une maison de paysans sans livres. Et vers 8-9 ans, je conservais ceux que je recevais comme prix. À douze ans, j'ai rédigé un catalogue de quatre-vingt livres. Mais contrairement à Umberto, je n'ai pas l'âme d'un collectionneur, mes livres appartiennent à plusieurs domaines. J'ai néanmoins un important fonds surréaliste ainsi que de poésie. Je possède aussi une série de deux ou trois cents livres du 17e siècle avec des illustrations baroques et précieuses, des livres d'emblèmes auxquels je suis très attaché et que je feuillette souvent. Umberto, lui, a toujours été très attiré par le faux et il collectionne très spécifiquement les ouvrages traitant de fausses sciences ou de sciences erronées aux 15e, 16e et 17e siècles. Par exemple, il a Ptolémée mais pas Galilée. À côté de cela, je possède une énorme bibliothèque de travail. C'est indispensable, surtout quand j'écris un livre ou un scénario historique ou se passant ailleurs. Je ne peux pas me permettre de faire des erreurs.
Pourtant, vous avez dû vendre une partie de votre bibliothèque.
Oui, pour payer des droits de successions. Je l'ai fait sans chagrin. Il faut savoir se séparer des objets, sinon on devient fétichiste.
Vous commencez votre conversation en insistant sur le caractère indépassable du livre. Comme le dit Umberto Eco, à l'instar de la cuiller, de la roue ou du marteau, on ne peut pas faire mieux, même si le livre pourra évoluer dans ses composantes.
Nous pouvons lire aujourd'hui un ouvrage du 15e siècle mais pas consulter un logiciel d'il y a quinze ans. Un ebook reste toujours un livre qui va prendre sa place parmi les différentes formes qui apparaîtront. On appelle « livres » des manuscrits du Moyen Âge écrit à la main qui ne sont pas imprimés. Lire une ligne après une autre sur une page, c'est ça le livre. Et on ne voit pas comment il pourrait être dépassé. Je possède moi-même un ebook qui m'est très utile pour stocker une importante documentation quand je pars en voyage par exemple. Mais cela ne remplace en aucune façon le livre papier.
Vous ne craignez pas que les nouvelles générations se détournent du livre ?
Il ne faut pas confondre se détourner du livre et de la lecture. Chaque fois qu'une nouvelle technique apparaît, on croit qu'elle va en éliminer d'autres. Or ce n'est jamais arrivé. Il n'existe pas d'exemple dans l'Histoire d'une forme culturelle qui ait disparu.
Tout en utilisant Internet, vous lui reprochez l'absence de filtrage et de contrôle des informations ?
Il faut espérer que Wikipédia et les autres encyclopédies sont contrôlées par ceux qui les mettent en ligne. Mais ce problème de fiabilité de l'information se pose de toute façon, pour n'importe quel ouvrage. Prenons le domaine historique. Si, pour connaître l'histoire du Tibet, vous vous adressez à des historiens chinois, vous n'obtiendrez pas les mêmes réponses que si vous interroger un historien anglais ou français. Il est très difficile de connaître une vérité. Et même en matière scientifique, on parle de consensus.
Umberto Eco et Jean-Claude Carrière © Cendola
L'un des points que vous abordez avec Umberto Eco est celui de la transmission des œuvres et de leur devenir parfois inattendu.
Qu'est-ce qui fait que des œuvres survivent et d'autres non ? Cette question est très claire dans le domaine de la connaissance où il existe par exemple des vérités scientifiques qui sont plus tard reconnues comme des erreurs. En matière de beauté, de charme, de style, de tout ce qui fait la richesse d'une œuvre, c'est beaucoup plus difficile à dire. Pour parler de cinéma, il est très difficile de savoir quels sont les films du 20e siècle qu'on verra encore au 22e. Dans Poétique, Aristote cite quelques grands tragiques grecs dont aucun ne nous est connu. Et il ne dit pas un mot d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide.
Vous vous interrogez d'ailleurs sur la nature du chef d'œuvre. « On ne naît pas chef d'œuvre, on le devient », écrivez-vous.
C'est une certaine victoire sur le temps et même sur l'espace. Un chef d'œuvre franchit les frontières et déborde dans le temps, passe d'une génération à l'autre. Aujourd'hui, Shakespeare est l'auteur le plus monté au monde. C'est bien que ceux qui le font y trouvent une nourriture. Combien d'œuvres théâtrales, littéraires, picturales et autres ont-elles été saluées comme des chefs d'œuvre à leur apparition avant de totalement tomber dans l'oubli ! À son époque, Thomas Corneille était beaucoup plus célèbre que son frère aîné, Pierre, et avait davantage de succès. Or aujourd'hui, qui peut citer une seule de ses pièces ?
Vous revenez aussi sur les débats autour de l'existence d'Homère et de Shakespeare et sur la question de la paternité de comédies de Molière attribuée à Corneille. Le savoir, c'est important ?
C'est l'œuvre qui est importante, c'est elle qui compte et non les conditions de vie de l'auteur. Même si connaître le contexte de son écriture peut ajouter quelque chose à sa compréhension. Dire que les pièces de Shakespeare n'ont pas été écrites par Shakespeare est une connerie énorme. L'œuvre de Shakespeare est faite par Shakespeare. Point. De même, le débat concernant Molière est stupide, ça n'a aucun sens. Dire que Corneille est l'auteur de ses pièces, c'est ignorer totalement ce qu'était la vie du théâtre au 17e siècle. On a des manuscrits de Molière. On possède les registres de son théâtre qu'on peut consulter. Il était entouré de nombreuses personnes qui travaillaient avec lui. Si Corneille lui apportait des pièces en douce, quelqu'un l'aurait su. Et pourquoi Corneille l'aurait-il fait ? C'est la théorie du complot. Chacun veut réécrire l'histoire à sa manière. C'est ce que j'appelle la mentalité hérétique.
Vous avez adapté au cinéma de nombreuses œuvres littéraires ou théâtrales marquantes, comme Cyrano de Bergerac, Les Thibault, Le Hussard sur le toit, Le Père Goriot, Le Roi des Aulnes, Les Possédés, Le Tambour, Bouvard et Pécuchet, etc. N'est-ce pas toujours prendre un risque ?
La question n'est pas là. Il s'agit, à chaque fois de voir s'il y a dans ces œuvres un film. Si c'est le cas, il faut utiliser une écriture cinématographique. J'ai refusé assez souvent d'adapter des textes littéraires car je n'en voyais pas. Tout le monde m'avait mis en garde contre l'adaptation de L'insoutenable légèreté de l'être. Or j'y voyais un film. Ce qui n'était pas le cas pour Au-dessous du volcan qui nous a été proposé à Buñuel et à moi. Certains livres contiennent une action, des scènes qui peuvent être confiées à des comédiens, d'autres pas. Par exemple, Le Voyage au bout de la nuit est difficilement adaptable. Bien sûr, il y a des actions, mais c'est une narration dépourvue de ce qu'on appelle un intérêt dramatique et, surtout, il y a un génie de l'écriture qu'il serait très difficile de transposer à l'écran. J'ai adapté pour Volker Schlöndorff Un amour de Swann car c'est la seule partie de La Recherche où le narrateur n'apparaît pas. Si ça n'apporte peut-être rien à Proust, ça ne lui enlève rien non plus, son œuvre reste ce qu'elle est. Et ce type d'adaptations amène des spectateurs aux livres, cela a été prouvé.
Dans la dernière partie du livre, vous abordez la question des livres non lus que nous nous promettons de lire et que, pour la plupart, nous ne lirons jamais. Mais sur lesquels nous sommes parfois capables de parler tant ils ont été commentés.
Il m'est arrivé de faire des conférences sur des livres que je n'avais pas lus. Avec Umberto, de temps en temps, j'essaie de deviner, parmi les livres dont il parle, ceux qu'il n'a pas lus. Le contraire est aussi possible. On peut avoir lu un livre et n'en rien garder. Ou mal le lire, se tromper totalement sur son contenu.
Michel Paquot
Mars 2010
Michel Paquot est journaliste indépendant.
Jean-Claude Carrière - Umberto Eco, N'espérez pas vous débarrasser des livres, Grasset, 333 pages, 18,50 €