L'Alice de Tim Burton

Au-delà d'une simple adaptation du roman de Lewis Carroll, Tim Burton propose une réinterprétation complète allant jusqu'à la remise en question de la plupart des particularités de l'œuvre originale. L'Alice 3D de Tim Burton n'est pas celle dont on a gardé souvenir.

alice au pays des merveilles

Lorsqu'il s'agit d'adapter un conte populaire, le problème est généralement le même : comment - et surtout, pourquoi - raconter une histoire que tout le monde connait ? La solution de Burton est simple, mais efficace : Alice n'est plus une gamine, elle a dix-neuf ans et depuis son enfance, elle fait ce rêve que la plupart des spectateurs ont vu s'interrompre dans les dernières pages du roman de 1865, ou dans la dernière séquence de l'adaptation Disney de 1951. À dix-neuf ans, donc, fuyant un mariage arrangé, l'Alice de Burton tombe dans le terrier de ses rêves. Elle atterrit dans un pays où une Alice-enfant était déjà passée, et où cette même Alice était attendue impatiemment pour vaincre la Reine Rouge. Alice-adolescente est aussitôt frappée d'un sentiment de déjà-vu et c'est là que Burton orne son film d'une touche de réflexivité : évoquer le déjà-vu de la protagoniste, c'est renvoyer directement à un autre déjà-vu, celui du spectateur, qui connait ce monde et qui, même s'il a payé sa place pour le revisiter, ne sera en réalité pas tout à fait servi.

En effet, étonnamment, les éléments de l'œuvre de Carroll n'atteignent chez Burton que le stade de l'évocation. Carroll et Burton partagent pourtant, indépendamment de ce film, des thèmes et des approches relativement similaires : l'excentricité, l'isolement, l'hybridation et la folie qu'on trouve dans le roman peuvent être repérés dans bon nombre de films de Burton, depuis son célèbre court métrage Vincent jusque Sweeny Todd, en passant par Beetlejuice, Edward aux mains d'argent, Sleepy Hollow, Charlie et la Chocolaterie et Les Noces Funèbres, pour ne citer que les plus connus. A priori, on pourrait s'attendre à une adaptation remarquablement menée, mêlant délire et extravagance comme peu, à Hollywood, savent le faire. Or le film de Burton prend une direction bien plus sobre : Alice est une guerrière impassible, le Chapelier Fou n'est pas si fou (un Willy Wonka aurait pourtant fait l'affaire), le sourire du chat n'est pas si inquiétant et la Reine Rouge inspire bien plus la pitié que la terreur. L'Alice de Carroll était à la fois candide et caustique, et c'est cela qui faisait sa particularité. L'Alice de Burton, bien qu'elle conserve son caractère subversif (dans un cadre ceci dit très classique et fourre-tout, celui d'une femme qui refuse le mariage arrangé), perd cet état enfantin de ravissement et de stupéfaction face aux choses insolites qu'elle découvre. Ici, comme elle semble savoir, elle ne cause que très peu, ne joue plus avec les mots et n'est plus amenée à découvrir ou questionner. On se souvient pourtant que la première phrase que Carroll lui fait dire dans son roman est une réaction au livre que lit sa grande sœur : « La belle avance, pensait Alice, qu'un livre sans images, sans causeries ! ».

Des images, il y en a à volonté, et en relief. Mais ce que Burton reproche à l'œuvre de Carroll et aux adaptations qu'il a connues, c'est de placer Alice dans une position passive, spectatrice d'un défilé de curiosités peu structuré. Or c'est précisément quand il y a peu de narration que le cinéma 3D prend de l'intérêt : c'est à cet instant qu'il peut miser sur une nouvelle forme de perception, assumer totalement le spectacle visuel et ne se soucier que très peu des rebondissements narratifs (qui n'existent d'ailleurs même pas dans le roman). Le Pays des Merveilles aurait pu se transformer en rêve tangible si Burton - pourtant si épatant quand il s'agit d'inventer des mondes fous et des créatures hybrides et farfelues - n'avait pas préféré inscrire la folie dans un cadre narré, structuré, qui fait abstraction de la part déraisonnable et remarquablement visuelle du texte de Carroll.

burton

L'hybridation des corps dans le film prend ceci dit une forme très intéressante, parce qu'elle se conjugue également en une hybridation de deux techniques : la prise de vue réelle et l'animation numérique. Depuis ses premières visions graphiques, Tim Burton est fasciné par les yeux grands et ronds. Ses dessins et ses personnages mettent toujours en évidence le regard, un regard vitreux et mélancolique. Sa collaboration avec Johnny Depp est de ce point de vue très significative, car c'est précisément le regard de l'acteur qui le passionne et qui sera la source d'un jeu d'inspiration réciproque entre cinéma d'animation et prise de vue réelle (notamment pour le personnage de Victor dans Les Noces Funèbres). Depp est un acteur qui, souvent, incarne des corps et des visages qui ne sont pas les siens. L'observation de ses traits rend compte d'un visage « neutre », dans le sens d'un modèle vierge, imberbe, bien proportionné et, en quelque sorte, sans âge et relativement impersonnel, voire asexué. Il n'est pas étonnant qu'il devienne l'objet de métamorphoses et de modélisations. Dans Alice au Pays des Merveilles, qui marque la septième collaboration de Burton avec l'acteur, la modélisation est sollicitée dans sa dimension la plus infographique : les yeux de Johnny Depp (le Chapelier Fou) sont agrandis numériquement et sont complètement retravaillés. La notion même de visage de cinéma est redéfinie : c'est un Johnny Depp retouché, dans le sens le plus pictural du terme, un Johnny Depp qui ne vieillit pas et que les distributeurs n'hésitent pas à mettre en affiche du film, alors qu'il occupe une place secondaire (moins secondaire chez Burton que chez Carroll, ceci dit).

Alice au Pays des Merveilles marque enfin une collaboration, après de nombreuses années de séparation, entre Tim Burton et les studios Disney. Cela semble relativement problématique, dans la mesure où les spécialistes du cinéma de Burton soulignent généralement l'incompatibilité des deux visions : « (...) Burton a mis sa puissance visionnaire au service d'un univers excentrique, poétique, carnavalesque, caustique, qui visait à détourner, tordre, défaire les traces du monde ‘féerique' de Disney (...) »1. On ne saura pas si Burton a fait des concessions, mais il est évident que cette adaptation d'Alice au Pays des Merveilles n'est paradoxalement que très peu burtonienne, alors que Burton est sans doute très carrollien.

Abdelhamid Mahfoud
Mars 2010
crayon

Abdelhamid Mahfoud est étudiant en 2e année de master en Arts du spectacle, finalité spécialisée en Cinéma documentaire




1 Antoine De Baecque, Tim Burton, ed. Cahiers du Cinéma, Paris, 2005, p. 7.