Traduire Alice hier, aujourd'hui, demain

Quand, à la suite d'une longue lignée de confrères souvent brillants, parfois géniaux, on se retrouve à devoir apposer sa signature au bas d'une traduction d'Alice au pays des merveilles, on se sent, qu'on le veuille ou non, dans ses petits souliers.  Et pourtant, quel traducteur un tant soit peu aguerri ne céderait à la tentation de s'embarquer à la suite d'Alice dans une aussi merveilleuse aventure ?

D'ailleurs, sitôt franchi le seuil du terrier, on se prend au jeu, et pour peu que l'on soit amateur de sensations fortes, on se perd avec délice dans ce dédale de calembours, chansons et comptines extravagantes, conforté par l'idée que chaque nouvelle traduction offre au lecteur la possibilité de découvrir le conte de Lewis Carroll sous un angle différent, et que c'est précisément ce prisme de lecture enrichi qui en fait ressortir toute la verve et les subtilités, en permettant au public non-anglophone d'approcher au plus près l'esprit d'une œuvre originale si débordante de fantaisie et d'inventivité qu'on y débusque des trouvailles à chaque lecture.

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© MC PRODUCTIONS / AMORETTI

Retraduire un texte, entend-on dire parfois, c'est un moyen de l'empêcher de s'éroder et de perdre sa vigueur originelle au fil du temps. À cet égard, il n'est sans doute pas inutile de rappeler que la toute première  traduction d'Alice en langue française fut publiée par la maison Macmillan de Londres en 1869, c'est-à-dire il y a presque cent cinquante ans. Depuis lors, le conte de Lewis Carroll a fait, et continue à faire, l'objet d'un si grand nombre de traductions, adaptations, écrites et cinématographiques, mais aussi musicales (dont, excusez du peu, un opéra du compositeur mexicain Federico Ibarra sur un livret de José Ramon Enriquez et un film de Tim Burton), sans parler des jeux vidéo, qu'il serait vain de vouloir recenser tous ses avatars.

Mais pour autant, de tous ceux et celles qui ont traduit Alice en français, le seul à avoir réellement découvert le texte en son état « d'origine », autrement dit avec les yeux et la sensibilité d'un contemporain de Lewis Carroll, et à s'être adressé à un public d'enfants contemporain d'Alice, c'est le premier, Henri Bué. C'est donc tout naturellement que j'ai choisi de remonter aux sources et de commenter le travail d'Henri Bué, notre précurseur à tous, tout en expliquant ici et là en filigrane mes choix de traduction.

Est-ce parce que je venais de mettre le point final à ma propre traduction et que je me sentais d'humeur légère ? Toujours est-il que la lecture de la traduction d'Henri Bué (lire la traduction sur Google livres) fut pour moi un régal, une autre aventure.

Je sais que d'aucuns diront, et ont déjà dit, que la langue en a vieilli au point d'être devenue par endroits illisible, mais c'est précisément  pour cela qu'il convient de la lire avec les mêmes yeux qu'on lirait l'original, c'est-à-dire dans son jus d'époque et autant que faire se peut sans a priori.

Ce qui frappe d'emblée chez Henri Bué, c'est la vivacité d'esprit, la spontanéité des dialogues, la fluidité du style, la cohérence des choix lexicaux et des noms propres. En un mot, sa traduction « se tient ». Nous avons clairement affaire à un styliste, fin connaisseur de la littérature enfantine anglaise et française de son temps. D'ailleurs, Lewis Carroll ne s'y est pas trompé lorsque, en exergue de l'édition de 1869, il exprime « sa reconnaissance envers le Traducteur de ce qu'il a remplacé par des parodies de sa composition quelques parodies de morceaux de poésie anglais, qui n'ont de valeur que pour des enfants anglais ; et aussi, de ce qu'il a su donner aux jeux de mots français les équivalents des jeux de mots anglais, dont la traduction n'était pas possible. »

Traduire c'est choisir, et de nos jours on qualifierait la traduction d'Henri Bué de « ciblée », c'est à dire visant un public, jeune en l'occurrence, dont il ne veut manifestement pas gâcher le plaisir. Pour ce faire, il a pris le parti de franciser entièrement le texte - entendez par là qu'il en a gommé tous les marqueurs civilisationnels ─ allant même jusqu'à couper certains passages, comme la digression du Griffon dans Le quadrille des Homards.

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Il faut dire à sa décharge que ce brillant exposé sur l'usage du merlan (« whiting ») au fond des océans, truffé de jeux de mots délirants sur le thème du cirage et du blanc à chaussures est l'exemple même du passage intraduisible.  Il n'est donc pas exclu que Bué en ait jugé l'adaptation impossible sans puiser dans un registre plus familier, voire argotique, et par conséquent inapproprié ou tout simplement hors de portée pour un public enfantin. Mais quelles qu'aient pu être ses réticences à cet endroit-là,  il n'hésite pas par ailleurs à adapter considérablement le texte allant jusqu'à substituer à une parodie de comptine anglaise (« How doth the Little Crocodile ») une parodie de la fable Le Corbeau et le Renard de La Fontaine qui n'a, il faut bien le reconnaître, qu'un rapport très lointain avec l'original. Cette démarche peut sembler excessive, mais il faut garder à l'esprit que les enfants d'alors n'avaient pas le même rapport à la lecture ou même au monde que peuvent l'avoir les enfants d'aujourd'hui à qui tous les registres de langue sont ouverts par le biais des médias. Traducteur « cibliste », donc, Bué a adapté tous les noms propres à l'exception notable de celui de la chatte, Dinah, qu'il commence par désigner comme « le chat », car si dans l'inconscient collectif anglais tous les chats sont a priori des chattes, il est bien connu que c'est le contraire qui prévaut en France.  

Sous sa plume, le Lapin Blanc devient Jean Lapin, cousin du célèbre « Jeannot » des comptines de notre enfance, et le Chat du Cheshire, par un génial tour de passe-passe, se transforme en Grimaçon, révélant ainsi en un seul mot très imagé la rangée de quenottes aiguisées de ce matou légendaire outre-Manche mais totalement inconnu chez nous. Bill, le lézard a été rebaptisé Jacques, et Pat, le jardinier, Patrice, un prénom qui sonne plutôt curieusement de nos jours pour un homme de la terre à l'accent bourguignon. Enfin, le héros de la très drolatique comptine Father William  est devenu Père Guillaume.

© MC PRODUCTIONS / AMORETTI

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