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Médecine et arts divinatoires dans les abbayes bénédictines médiévales

20 February 2010
Médecine et arts divinatoires dans les abbayes bénédictines médiévales

L'histoire reconnaît deux grandes étapes dans l'évolution du savoir médical de l'Occident médiéval : la médecine universitaire qui se développe dans les universités à partir des 12e-13e siècles et la médecine monastique traditionnellement associée aux grandes abbayes de l'époque carolingienne. Cette dernière est une médecine pratiquée par les moines au bénéfice de leur communauté, mais dont les populations voisines ne sont pas exclues. Aux 11e-12e siècles, la découverte par le monde latin, notamment au Mont Cassin et à Salerne, de la médecine gréco-arabe constitue une charnière entre ces deux étapes. Un médicinaire issu du corpus médical de Saint-Jacques de Liège montre la survie de la médecine monastique au bas Moyen Âge, parallèlement à la médecine universitaire, et  met en évidence les liens qui l'unissent à la tradition médicale savante.

 

À propos du médicinaire de Saint-Jacques de Liège

Saint Jacques

 Écrit dans un dialecte français, ce « médicinaire liégeois » fait partie manuscrit conservé à Darmstadt. Connu depuis la fin du 19e siècle, il a été édité par Jean Haust en 1941. Haust s'est concentré sur ses aspects philologiques, mais ne s'est guère attardé sur son contenu.

Le médicinaire est pourtant un document complexe, constitué de quatre traités principaux : une clé des songes, un lunaire – c'est-à-dire une série de prédictions valables pour chacun des jours d'un mois lunaire –, un herbier, soit un catalogue de plantes utiles pour composer des remèdes, enfin un recueil de recettes ou réceptaire. Ce dernier est riche d'environ 170 recettes médicales à base de végétaux ou de matières animales (medicinae ex animalibus). Il comprend aussi une vingtaine de charmes (du lat. carmen).

Les recettes révèlent une médecine principalement fondée sur des symptômes et  dépourvue de tout système explicatif de l'apparition des maladies. Les remèdes ne requièrent que des produits peu coûteux et faciles à obtenir, dans les jardins ou le long des chemins. Leur mise en œuvre est accessible à tout un chacun. Les plantes sont broyées, mises à macérer, bouillies, etc., afin de constituer surtout des onguents ou des potions. L'irrationalité est un autre trait particulier à cette médecine. Mis sur le même plan que les recettes médicamenteuses, les charmes sont censés traiter divers troubles, tels que les saignements ou les fièvres. On y recourt aussi lors des accouchements. Ils valent également pour soigner les animaux. Souvent constitués d'une prière, de formules liturgiques ou d'emprunts à l'histoire sainte, ils donnent à cette médecine une tonalité chrétienne. Le médicinaire recèle également quelques nomina barbara figés, dépourvus de toute signification, à  prononcer comme tels. Ces différents traits permettent d'assimiler ce type de médecine à la médecine dite « domestique »,  celle que les propriétaires terriens pratiquaient dès l'Antiquité sur leurs domaines, en se passant de médecin.

Médicinaire de Saint-Jacques

Il existe des traités antérieurs équivalents, sources potentielles pour le médicinaire de Saint-Jacques, ainsi que des textes parallèles ressemblant à certaines de ses recettes, et figurant dans des recueils contemporains du document liégeois. Ils attestent que ce savoir médical était relativement répandu au Moyen Âge.  Avec cinq textes équivalents échelonnés entre les 13e et 15e siècles, (deux à Paris, un à Oxford, un à Montpellier et un à Cambrai), un test censé déterminer si un malade survivra ou pas à sa maladie s'avère le cas le plus éloquent d'une large diffusion dans l'espace.

Les textes constitutifs du médicinaire plongent leurs racines parfois loin dans le temps.  La clé des songes et le lunaire remontent à la haute Antiquité moyen-orientale. Leur introduction en Occident renvoie aux 8e et 9e siècles. En ce qui concerne les recettes, ce sont les charmes et les medicinae ex animalibus qui fournissent le plus de correspondances avec des traités anciens, d'origine antique ou du haut Moyen Âge.

Ce type de médecine  a cependant des liens avec la médecine savante. En 1974 déjà, Guy Beaujouan soulignait l'origine savante de nombreuses recettes médiévales. La recherche de Marie-Hélène Marganne à propos du polytric comme stimulant capillaire, mentionné dans le médicinaire, a confirmé le fait. Le corpus médical de Saint-Jacques recèle aussi des éléments en faveur d'un lien entre la médecine monastique du bas Moyen Âge et la médecine savante du temps. La medicina de frère Léonard († 1401), écrite dans cette abbaye multiplie les références à la médecine savante, surtout au Canon d'Avicenne.  

Outre de la médecine générale, ce recueil de Saint-Jacques contient des recettes gynécologiques ou vétérinaires. À moins de penser qu'elles ont seulement été transcrites pour mémoire, leur présence suggère un public plus large que celui des seuls moines profès. On pense à la population environnante, masculine et féminine, et à son bétail. Sous certaines conditions, un coutumier établi à la fin du 13e siècle pour Saint-Jacques, autorise d'ailleurs l'administration de soins à des étrangers à la communauté monastique. La familia de l'abbaye y est nommément citée.

L'ancienne médecine des moines aura, semble-t-il, la vie dure. Au 18e siècle,  à Saint-Hubert ou à Orval, des religieux soignent les populations villageoises. Ces pratiques relèvent alors de la médecine de bienfaisance, au bénéfice des pauvres. Cette médecine est l'héritière de la médecine domestique. Dans la seconde moitié du 19e siècle encore, Littré donne de cette activité médicale la définition suivante : « pratique de la médecine par ceux qui, sans rien savoir en médecine, administrent des médicaments dans la maison ou aux pauvres à l'aide de livres et de formulaires ». Pourrait-on être plus explicite ?

Geneviève Xhayet
Février 2010

 

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Geneviève Xhayet est chercheur au Centre d'Histoire des Sciences et des Techniques.Ses principales recherches portent sur les rapports des sciences et de la médecine avec la société. Elle a publié Médecine et arts divinatoires dans le monde bénédictin médiéval.




G. Xhayet
 
Geneviève Xhayet
Médecine et arts divinatoires dans le monde bénédictin médiéval
Éditions Classiques Ganier
Coll. Savoirs médiévaux 2, Paris, 2010
 

Illustration : L'Abbaye très pretieuse du St Jaques del Ordre du St. Benoit a Liege, par Bergmuller. Eau forte coloriée. Collections artistiques de l'ULg.

 

 


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