Honoré Fragonard : un anatomiste témoin de son siècle

Après 1792 et l'abolition de toutes les Académies par la Révolution, le peintre David proposa la constitution d'un jury national des arts. L'expression artistique devenait officiellement une question révolutionnaire. Et elle serait évaluée par des représentants de la Nation, c'est-à-dire « par des âmes fortes qui ont le sentiment du vrai, du grand que donne l'étude de la nature ».

Pour conduire ce projet, une liste de 55 noms fut proposée par David, comprenant des écrivains, des peintres, des acteurs politiques, des inventeurs. Le nom de l'anatomiste Fragonard y était mentionné, avec celui de son collègue Vicq d'Azyr. Ce sont les deux seuls hommes de sciences de la liste. Dans la foulée, la Convention mis sur pied une Commission temporaire des Arts pour  « conserver des monuments précieux, des collections utiles, héritage savant, succession instructive que toute la France réclame, et dont l'immense qualité promet l'établissement d'un grand nombre de cabinets et de musées dans toute la République, sans préjudice d'une grande collection centrale, où tout sera ordonné et distribué avec méthode, éclairé et embelli par la méthode elle-même ». Fragonard en faisait partie, chargé d'un inventaire des collections anatomiques disponibles. La Révolution, dont le projet démocratique incluait l'accès à toutes les connaissances, suscita chez Fragonard le rêve d'un musée national d'anatomie. Il était conçu par Fragonard comme l'aboutissement d'un processus qui avait vu l'enseignement de l'anatomie au 18e siècle prendre sa place comme source d'amélioration des pratiques médicales. Les nombreuses pièces anatomiques, ou « écorchés », réalisées par Fragonard devaient servir d'assise à ce grand musée.  

fragonard

Les temps changent vite à l'heure de la Révolution. Non seulement ce projet de réunion des collections anatomiques sous l'égide d'un grand musée national échoua, mais le contexte politique allait être bouleversé. Une nouvelle traversée du désert attendait Fragonard, la dernière. Les pièces retrouvées à Alfort furent finalement dispersées entre l'École de Santé de Paris et le Muséum d'Histoire naturelle. Fragonard, affecté  par l'échec de son projet de Cabinet National d'Anatomie, se consacrerait à ses travaux personnels, et deviendrait en 1795 directeur des recherches anatomiques à l'École de Santé de Paris créée le 4 décembre 1794. Les ambitions de Fragonard s'éteignaient. Fragonard mourut le 5 avril 1799, victime d'une tumeur maligne au foie. Thouret, directeur de l'École de Santé, fit l'oraison funèbre de Fragonard : « Simple, modeste, ennemi de tout ce qui approchait, je ne dis pas du luxe, mais même de la superfluité, Fragonard vécut isolé du grand monde ; s'il y parut quelques fois, il l'abandonna sitôt qu'il aperçut qu'on exigeait de lui des convenances qui contrariaient la simplicité et l'uniformité de ses mœurs... ».

Mais n'est-ce pas cette citation de son collègue Vicq d'Azir, qui pourrait être le plus bel hommage rendu à Honoré Fragonard, et à tous les anatomistes, pionniers d'un savoir dont notre époque est redevable ? : « L'anatomie est peut-être, parmi toutes les sciences (...) celle dont l'étude offre le plus de difficultés : ses recherches sont non seulement dépourvues de cet agrément qui attire, elles sont encore accompagnées de circonstances qui la repoussent ; des membres déchirés et sanglants, des émanations infectes et mal saines, l'appareil affreux de la mort, sont les objets qu'elle présente à ceux qui la cultivent. Tout à fait étrangère aux gens du monde, concentrée dans les amphithéâtres et dans les hôpitaux, elle n'a jamais reçu l'hommage de ces amateurs qu'il faut captiver par l'élégance et la mobilité du spectacle. Ce n'a été qu'en descendant dans les tombeaux et en bravant les lois des hommes, pour découvrir celles de la Nature, que l'Anatomiste a jeté d'une manière pénible et dangereuse les fondements de ses connaissances utiles ; et il n'y a point de siècle où des préjugés de divers genre n'aient mis les grands obstacles à ses travaux ».

Fragonard Fragonard

Après sa mort, Fragonard tombe dans l'oubli. Il faut attendre 1888, et quelques pages du Bulletin de la Société centrale de médecine vétérinaire pour que son nom émerge à nouveau. L'anatomiste est alors réinvesti par quelques auteurs, comme Railliet et Moulé, dans leur Histoire de l'École d'Alfort, ou Poulle-Drieux et son Honoré Fragonard et le cabinet d'anatomie de l'École d'Alfort pendant la Révolution. Enfin, Verly consacre sa thèse à Honoré Fragonard, anatomiste et premier directeur de l'École d'Alfort. Aujourd'hui encore, ses œuvres sont plus célèbres que l'homme car, contrairement aux préparations anatomiques en général, les siennes ont traversé le temps. On peut encore les voir au musée de l'école vétérinaire d'Alfort.

Fragonard a donné lui-même sens à son exercice quotidien de la dissection, en écrivant dans un rapport : « L'anatomiste sans cesse courbé sur le cadavre avance dans ses recherches, réalise ses conjectures ; chaque jour amène pour lui quelque chose de nouveau, car en anatomie, nous ne savons pas encore tout, et ainsi que la médecine pratique, elle ne s'apprend pas dans les livres ». Récemment, une expertise scientifique pointue a permis d'éclaircir le mystère de la méthode Fragonard et surtout de comprendre ses recettes de conservation qu'il avait maintenues secrètes.  Elles seront évoquées dans le film.

Mais si Fragonard nous fascine encore aujourd'hui, c'est parce qu'il a mis devant nos yeux un miroir, nous renvoyant l'image de notre propre corps périssable. Ses écorchés d'un passé lointain sont un rappel figé de notre propre mort inévitable. En retirant des peaux, Fragonard a mis à nu cette source d'angoisse de l'homme, qui est tout simplement le plus puissant constituant de son identité.

Fragonard nous tend à chacun une main d'écorché qui traverse les siècles, et nous sommes tous  contraints de la saisir. 

Philippe Raxhon
Février 2010

 

icone crayon

Philippe Raxhon enseigne la critique historique et l'histoire contemporaine à l'ULg. Ses principales recherches portent sur les relations entre l'histoire et la mémoire. Il est le scénariste, dialoguiste et conseiller historique du film.



Photos du tournage du film, prises à la salle de dissection de l'ULg © ULg -Bénédicte Tondeur

Page : précédente 1 2 3