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Honoré Fragonard : un anatomiste témoin de son siècle

18 février 2010
Honoré Fragonard : un anatomiste témoin de son siècle

Fragonard
Il n'est autre que le cousin du grand peintre Jean-Honoré Fragonard. Et comme lui, il est né en 1732. Nous parlons ici de l'anatomiste Fragonard, moins célèbre, sinon par les écorchés dont il est l'auteur, des pièces anatomiques qui sont parvenues jusqu'à nous, dans un état de conservation exceptionnel, grâce à une méthode dont il a jalousement gardé le secret. Personnage mystérieux, il n'a rien publié, et laissé très peu de traces écrites, pas de correspondance, pas de mémoires. On ignore jusqu'à ses traits, puisqu'il n'existe aucun portrait de lui. Partir à la rencontre d'Honoré Fragonard est donc déroutant, et d'autant plus dans le cadre d'un projet de docu-fiction, un film à la fois documentaire, et qui intègre une intrigue biographique faisant appel à des scènes de fiction crédibles. Le défi a été relevé dans un projet en cours de préparation, réalisé par Jacques Donjean et porté par la maison de production liégeoise Tarantula, avec d'autres partenariats, dont l'Université de Liège. Mais partons à la rencontre de Fragonard.

Fragonard meurt en 1799, il trace sa route pendant cette période de transition qu'est le 18e  siècle, et il est l'un des acteurs de l'histoire de l'anatomie dont les traditions remontent à l'antiquité. C'est aussi, à la fin de son existence, un homme conscient des enjeux de la Révolution française, en particulier pour sa discipline.

Honoré Fragonard est né à Grasse. Il est issu d'une vieille famille d'origine italienne implantée depuis le 16e siècle, et qui fait partie de la bourgeoisie aisée de la ville. Chez les Fragonard, on est commerçant de génération en génération. Le père de l'anatomiste était gantier et parfumeur. À 18 ans, Honoré quitte sa famille pour s'installer à Lyon. On suppose qu'il se met au service de médecins pour en tirer enseignement, en « élève libre ». En 1756, il revient à Grasse et travaille comme apprenti chez un maître de la corporation des chirurgiens.

À cette époque, la chirurgie était considérée comme une profession manuelle, et le statut de chirurgien était inférieur à celui de médecin. Les chirurgiens étaient exclus des études médicales, et leurs interventions étaient conditionnées par le diagnostic d'un médecin, qui, lui, n'était pas autorisé à poser un acte chirurgical, indigne de sa fonction. Il faut attendre la Révolution française pour voir tomber la barrière entre chirurgien et médecin.

Fragonard et Bourgelat

Les talents de Fragonard furent sollicités par Claude Bourgelat, directeur de l'Académie d'équitation de Lyon, qui fut à l'origine de la première école vétérinaire du monde, en 1761. L'objectif initial de Bourgelat était de rassembler les connaissances disparates acquises dans la médecine des animaux, pour construire un enseignement cohérent dans ce domaine. L'anatomie, comme la botanique, étaient les principales matières enseignées et le cheval, l'espèce étudiée en particulier, avant que d'autres animaux domestiques soient au programme, stimulant ainsi les progrès de l'anatomie comparée. Fragonard est chirurgien depuis trois ans lorsqu'il est approché par Bourgelat, non pas comme spécialiste de la médecine des animaux, mais comme professeur d'anatomie et démonstrateur, pour initier les étudiants aux travaux pratiques de dissection.

Au 18e siècle, s'accomplit la transition vers l'anatomie comparée. Comme le disait l'historien français Philippe Ariès, « le corps mort et nu du 16e  au 18e  siècle, est devenu à la fois un objet de curiosité scientifique et de délectation morbide ». Les amphithéâtres de dissection se multiplient, comme les cabinets d'histoire naturelle, et les figures de cire colorée. De grands talents comme l'anatomiste Antoine Portal, Jean-Joseph Sue ou Jacques Gamelin sont contemporains de Fragonard, mais celui-ci va développer en particulier la maîtrise de la conservation de ces corps disséqués.

Le programme d'enseignement conçu par Bourgelat offrait à l'anatomie en tant que science descriptive une place décisive, car elle constituait la voie d'accès à une connaissance du corps libérée des commentaires abstraits et de la métaphysique. La recherche du lien entre la structuration des organes et la compréhension de leurs dysfonctionnements est un pas décisif vers la médecine moderne.

L'apprentissage selon Bourgelat, qui n'était pas enseignant, fonction inférieure à la sienne, devait se décliner en trois années. La première était concentrée sur l'étude externe du cheval, des os et des muscles. La deuxième était consacrée à l'étude des viscères, à l'art du bandage, à la manipulation des matériels et à la botanique. La troisième année abordait la pathologie externe et interne du cheval, mais aussi du bœuf et de la brebis, la pharmacologie et les méthodes opératoires. Le programme intégrait des dissections de corps humains, dont l'anatomie était mieux connue et qui permettaient une approche comparative.


 

Photos du tournage du film © Jacques Donjean 

Les cours pratiques de Fragonard étaient donc fondamentaux dans la conception d'un tel cursus, et les liens de l'anatomiste avec Bourgelat nécessairement forts. En 1766, une nouvelle école vétérinaire fut ouverte à Alfort, près de Paris, où s'illustrerait Fragonard.

Fragonard

L'enjeu premier des écorchés de Fragonard était de servir d'outil pédagogique pour les démonstrations les plus difficiles. Comme l'a dit A. Prévost, de la Faculté de Médecine de Paris, Fragonard « parlait aux yeux ». Mais son combat contre la putréfaction par la conservation l'entraînerait bientôt dans une boulimie de collectionneur, propice à faire émerger une dimension esthétique à son œuvre. Fragonard pourrait alors prétendre parler aussi à la postérité.

Fragonard était méthodique et exigeant dans son travail, mettant à profit avec grande habileté l'acquis de ses prédécesseurs et de ses contemporains pour se perfectionner. L'un d'entre eux est Jacques Gamelin, auteur d'un Nouveau recueil d'ostéologie et de myologie paru en 1789. Dans l'une des gravures de ce livre est représenté un écorché, sur lequel se penchent un chirurgien et un artiste, témoignant par leur présence d'un double intérêt artistique et  scientifique. Mais Fragonard était d'abord un lecteur assidu de Jean-Joseph Sue, l'un des plus grands anatomistes du 18e siècle, à la fois professeur au Collège royal de chirurgie et à l'École royale de peinture et de sculpture. C'est de son livre, Anthropotomie ou l'Art de disséquer, datant de 1750, que Fragonard tira les recettes de base de ses écorchés. Une autre source d'inspiration importante pour Fragonard était l'anatomiste néerlandais Frédéric Ruysch, auteur du Thesaurus anatomicus paru en 1701.

Fragonard

Fragonard combina trois qualités : sa maîtrise d'une technique d'injection des vaisseaux d'un cadavre, son souci pédagogique de conserver des corps disséqués comme modèles pour ses étudiants, et sa créativité offrant des corps dans des postures artificielles mais évocatrices de vie. Le savoir-faire maîtrisé de Fragonard suscitait l'admiration mais aussi l'émulation chez ses étudiants. Les plus doués d'entre eux, comme Pierre Flandrin, recevaient une formation technique complémentaire et produisaient leurs propres pièces anatomiques, qui pouvaient avoir le privilège d'être exposées dans le cabinet d'anatomie de l'école d'Alfort. Ce cabinet qui s'étoffait de pièces au fil du temps était de nature à constituer le socle d'un musée.

Dans cette compétition, où l'art de la maîtrise d'une technique est valorisé, certaines préparations anatomiques se détachent d'une utilité purement pédagogique pour devenir des objets de séduction qui cherchent à éblouir. Nous retrouvons ici cet esprit des corporations, où l'apprenti s'inspirant du maître incontesté doit démontrer son talent en réalisant un chef d'œuvre. C'est précisément ici que se situe ce que nous percevons comme un effort artistique fascinant, suscitant l'admiration, ou l'effroi.

À la suite d'un conflit avec Bourgelat, Fragonard fut renvoyé de l'école d'Alfort en 1771. Fragonard, qui avait perdu son poste, sa position sociale, cessa d'exister aux yeux de la société de son temps. Pendant près de vingt ans, seules des bribes de existence nous sont parvenues, seules quelques traces nous informent sur sa vie dans l'ombre. On sait qu'il fit commerce de nombreuses préparations anatomiques. Sa clientèle se composait de collectionneurs aisés, soucieux d'enrichir leur cabinet de curiosités personnel, à la mode à l'époque.

Après 1792 et l'abolition de toutes les Académies par la Révolution, le peintre David proposa la constitution d'un jury national des arts. L'expression artistique devenait officiellement une question révolutionnaire. Et elle serait évaluée par des représentants de la Nation, c'est-à-dire « par des âmes fortes qui ont le sentiment du vrai, du grand que donne l'étude de la nature ».

Pour conduire ce projet, une liste de 55 noms fut proposée par David, comprenant des écrivains, des peintres, des acteurs politiques, des inventeurs. Le nom de l'anatomiste Fragonard y était mentionné, avec celui de son collègue Vicq d'Azyr. Ce sont les deux seuls hommes de sciences de la liste. Dans la foulée, la Convention mis sur pied une Commission temporaire des Arts pour  « conserver des monuments précieux, des collections utiles, héritage savant, succession instructive que toute la France réclame, et dont l'immense qualité promet l'établissement d'un grand nombre de cabinets et de musées dans toute la République, sans préjudice d'une grande collection centrale, où tout sera ordonné et distribué avec méthode, éclairé et embelli par la méthode elle-même ». Fragonard en faisait partie, chargé d'un inventaire des collections anatomiques disponibles. La Révolution, dont le projet démocratique incluait l'accès à toutes les connaissances, suscita chez Fragonard le rêve d'un musée national d'anatomie. Il était conçu par Fragonard comme l'aboutissement d'un processus qui avait vu l'enseignement de l'anatomie au 18e siècle prendre sa place comme source d'amélioration des pratiques médicales. Les nombreuses pièces anatomiques, ou « écorchés », réalisées par Fragonard devaient servir d'assise à ce grand musée.  

fragonard

Les temps changent vite à l'heure de la Révolution. Non seulement ce projet de réunion des collections anatomiques sous l'égide d'un grand musée national échoua, mais le contexte politique allait être bouleversé. Une nouvelle traversée du désert attendait Fragonard, la dernière. Les pièces retrouvées à Alfort furent finalement dispersées entre l'École de Santé de Paris et le Muséum d'Histoire naturelle. Fragonard, affecté  par l'échec de son projet de Cabinet National d'Anatomie, se consacrerait à ses travaux personnels, et deviendrait en 1795 directeur des recherches anatomiques à l'École de Santé de Paris créée le 4 décembre 1794. Les ambitions de Fragonard s'éteignaient. Fragonard mourut le 5 avril 1799, victime d'une tumeur maligne au foie. Thouret, directeur de l'École de Santé, fit l'oraison funèbre de Fragonard : « Simple, modeste, ennemi de tout ce qui approchait, je ne dis pas du luxe, mais même de la superfluité, Fragonard vécut isolé du grand monde ; s'il y parut quelques fois, il l'abandonna sitôt qu'il aperçut qu'on exigeait de lui des convenances qui contrariaient la simplicité et l'uniformité de ses mœurs... ».

Mais n'est-ce pas cette citation de son collègue Vicq d'Azir, qui pourrait être le plus bel hommage rendu à Honoré Fragonard, et à tous les anatomistes, pionniers d'un savoir dont notre époque est redevable ? : « L'anatomie est peut-être, parmi toutes les sciences (...) celle dont l'étude offre le plus de difficultés : ses recherches sont non seulement dépourvues de cet agrément qui attire, elles sont encore accompagnées de circonstances qui la repoussent ; des membres déchirés et sanglants, des émanations infectes et mal saines, l'appareil affreux de la mort, sont les objets qu'elle présente à ceux qui la cultivent. Tout à fait étrangère aux gens du monde, concentrée dans les amphithéâtres et dans les hôpitaux, elle n'a jamais reçu l'hommage de ces amateurs qu'il faut captiver par l'élégance et la mobilité du spectacle. Ce n'a été qu'en descendant dans les tombeaux et en bravant les lois des hommes, pour découvrir celles de la Nature, que l'Anatomiste a jeté d'une manière pénible et dangereuse les fondements de ses connaissances utiles ; et il n'y a point de siècle où des préjugés de divers genre n'aient mis les grands obstacles à ses travaux ».

Fragonard Fragonard

Après sa mort, Fragonard tombe dans l'oubli. Il faut attendre 1888, et quelques pages du Bulletin de la Société centrale de médecine vétérinaire pour que son nom émerge à nouveau. L'anatomiste est alors réinvesti par quelques auteurs, comme Railliet et Moulé, dans leur Histoire de l'École d'Alfort, ou Poulle-Drieux et son Honoré Fragonard et le cabinet d'anatomie de l'École d'Alfort pendant la Révolution. Enfin, Verly consacre sa thèse à Honoré Fragonard, anatomiste et premier directeur de l'École d'Alfort. Aujourd'hui encore, ses œuvres sont plus célèbres que l'homme car, contrairement aux préparations anatomiques en général, les siennes ont traversé le temps. On peut encore les voir au musée de l'école vétérinaire d'Alfort.

Fragonard a donné lui-même sens à son exercice quotidien de la dissection, en écrivant dans un rapport : « L'anatomiste sans cesse courbé sur le cadavre avance dans ses recherches, réalise ses conjectures ; chaque jour amène pour lui quelque chose de nouveau, car en anatomie, nous ne savons pas encore tout, et ainsi que la médecine pratique, elle ne s'apprend pas dans les livres ». Récemment, une expertise scientifique pointue a permis d'éclaircir le mystère de la méthode Fragonard et surtout de comprendre ses recettes de conservation qu'il avait maintenues secrètes.  Elles seront évoquées dans le film.

Mais si Fragonard nous fascine encore aujourd'hui, c'est parce qu'il a mis devant nos yeux un miroir, nous renvoyant l'image de notre propre corps périssable. Ses écorchés d'un passé lointain sont un rappel figé de notre propre mort inévitable. En retirant des peaux, Fragonard a mis à nu cette source d'angoisse de l'homme, qui est tout simplement le plus puissant constituant de son identité.

Fragonard nous tend à chacun une main d'écorché qui traverse les siècles, et nous sommes tous  contraints de la saisir. 

Philippe Raxhon
Février 2010

 

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Philippe Raxhon enseigne la critique historique et l'histoire contemporaine à l'ULg. Ses principales recherches portent sur les relations entre l'histoire et la mémoire. Il est le scénariste, dialoguiste et conseiller historique du film.



Photos du tournage du film, prises à la salle de dissection de l'ULg © ULg -Bénédicte Tondeur


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