Honoré Fragonard : un anatomiste témoin de son siècle

Les cours pratiques de Fragonard étaient donc fondamentaux dans la conception d'un tel cursus, et les liens de l'anatomiste avec Bourgelat nécessairement forts. En 1766, une nouvelle école vétérinaire fut ouverte à Alfort, près de Paris, où s'illustrerait Fragonard.

Fragonard

L'enjeu premier des écorchés de Fragonard était de servir d'outil pédagogique pour les démonstrations les plus difficiles. Comme l'a dit A. Prévost, de la Faculté de Médecine de Paris, Fragonard « parlait aux yeux ». Mais son combat contre la putréfaction par la conservation l'entraînerait bientôt dans une boulimie de collectionneur, propice à faire émerger une dimension esthétique à son œuvre. Fragonard pourrait alors prétendre parler aussi à la postérité.

Fragonard était méthodique et exigeant dans son travail, mettant à profit avec grande habileté l'acquis de ses prédécesseurs et de ses contemporains pour se perfectionner. L'un d'entre eux est Jacques Gamelin, auteur d'un Nouveau recueil d'ostéologie et de myologie paru en 1789. Dans l'une des gravures de ce livre est représenté un écorché, sur lequel se penchent un chirurgien et un artiste, témoignant par leur présence d'un double intérêt artistique et  scientifique. Mais Fragonard était d'abord un lecteur assidu de Jean-Joseph Sue, l'un des plus grands anatomistes du 18e siècle, à la fois professeur au Collège royal de chirurgie et à l'École royale de peinture et de sculpture. C'est de son livre, Anthropotomie ou l'Art de disséquer, datant de 1750, que Fragonard tira les recettes de base de ses écorchés. Une autre source d'inspiration importante pour Fragonard était l'anatomiste néerlandais Frédéric Ruysch, auteur du Thesaurus anatomicus paru en 1701.

Fragonard

Fragonard combina trois qualités : sa maîtrise d'une technique d'injection des vaisseaux d'un cadavre, son souci pédagogique de conserver des corps disséqués comme modèles pour ses étudiants, et sa créativité offrant des corps dans des postures artificielles mais évocatrices de vie. Le savoir-faire maîtrisé de Fragonard suscitait l'admiration mais aussi l'émulation chez ses étudiants. Les plus doués d'entre eux, comme Pierre Flandrin, recevaient une formation technique complémentaire et produisaient leurs propres pièces anatomiques, qui pouvaient avoir le privilège d'être exposées dans le cabinet d'anatomie de l'école d'Alfort. Ce cabinet qui s'étoffait de pièces au fil du temps était de nature à constituer le socle d'un musée.

Dans cette compétition, où l'art de la maîtrise d'une technique est valorisé, certaines préparations anatomiques se détachent d'une utilité purement pédagogique pour devenir des objets de séduction qui cherchent à éblouir. Nous retrouvons ici cet esprit des corporations, où l'apprenti s'inspirant du maître incontesté doit démontrer son talent en réalisant un chef d'œuvre. C'est précisément ici que se situe ce que nous percevons comme un effort artistique fascinant, suscitant l'admiration, ou l'effroi.

À la suite d'un conflit avec Bourgelat, Fragonard fut renvoyé de l'école d'Alfort en 1771. Fragonard, qui avait perdu son poste, sa position sociale, cessa d'exister aux yeux de la société de son temps. Pendant près de vingt ans, seules des bribes de existence nous sont parvenues, seules quelques traces nous informent sur sa vie dans l'ombre. On sait qu'il fit commerce de nombreuses préparations anatomiques. Sa clientèle se composait de collectionneurs aisés, soucieux d'enrichir leur cabinet de curiosités personnel, à la mode à l'époque.

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