Images de médecins dans le monde gréco-romain

Des critiques...

Loin d'être purement conventionnelles9, ces représentations à destination funéraire reflètent en réalité une certaine conception de la médecine où l'habileté manuelle, illustrée par la trousse chirurgicale, se combine nécessairement avec la science puisée dans les livres. Au tournant des 1er et 2e siècles de notre ère, le médecin Soranos d'Éphèse n'exigera-t-il pas que la sage-femme sache lire, elle aussi10 ? Cette conception ne plaira pas à tout le monde. Dans un papyrus grec provenant d'Égypte et daté de la fin du 1er siècle de notre ère (BKT 3.22-26 = MP3 2354), le médecin empirique Archibios (activité dans la 1re moitié du 1er siècle de notre ère) stigmatise ainsi les dérives de l'enseignement théorique de la chirurgie (col. II)  :

« Il ne faut pas que l'étudiant soit initié loin de l'essence même de la chirurgie. Car l'essence même de la chirurgie comprend la diagnose empirique et la thérapie, tandis que l'étude au sujet de la chirurgie relève de la philologie. Mais il faut passer son temps dans les fondements (de l'art) et exercer les jeunes, dès le début, aux choses plus nécessaires, puisque la vie est brève et l'art long, comme le dit Hippocrate (= début du premier aphorisme hippocratique). Car, comment n'est-il pas hors de propos que l'étudiant, ignorant ce qu'est une cataracte, ce qu'est une hydropisie et le reste, et, ne sachant pas ce qui est élémentaire en chirurgie – je veux dire les espèces de charpie, les manières de se servir des éponges –  en arrive à l'étude rebattue par problèmes et recherche ce qu'est la chirurgie, comment elle fut inventée et pourquoi elle est supérieure au régime ? Or, ce qui n'est pas urgent, mais qui fait l'objet d'une recherche externe, sur le mode littéraire, il faut le remettre à plus tard et s'exercer aux considérations propres à la chirurgie »11.

 

BKT colorisé Staatliche Museen zu Berlin - Preußischer Kulturbesitz, Ägyptisches Museum und Papyrussammlung

 

P. Berol. inv. 9764. Copyright Staatliche Museen zu Berlin - Preussischer Kulturbesitz, Ägyptisches Museum und Papyrussammlung

 

... à la caricature

Quant aux patients, ils ne retiennent généralement du monde médical que son côté le plus spectaculaire, qui fait appel aux instruments :

« Les médecins, coupant, brûlant, de toutes les façons torturant les malades, se plaignent de ne recevoir d'eux aucun juste salaire en accomplissant cela », remarque déjà, au tournant des 6e/5e siècles, le philosophe Héraclite d'Éphèse (vers 550-480 avant notre ère)12. Au 3e siècle avant notre ère, l'introduction de la médecine grecque à Rome va provoquer un véritable choc culturel. Caton en tête, les partisans de la médecine traditionnelle et patriarcale romaine, qui mêle charmes et remèdes du terroir, rejettent les méthodes des praticiens grecs et les dénigrent, au point que l'on pourra parler d'un « roman noir de la médecine » de tradition hellénique, avec ses empoisonneurs âpres au gain et ses assassins impunis. Cela n'empêche en rien le triomphe de cette médecine à Rome et dans l'Empire romain, qui, à la fin du 1er siècle de notre ère, s'étend de la (Grande-)Bretagne à l'Égypte, et de l'Espagne à la Palestine, en passant par la Grèce. Même s'il dut exister assez tôt des recueils latins de recettes empruntées à la médecine traditionnelle romaine, il ne fait aucun doute que la médecine savante y fut pour longtemps consignée dans des ouvrages écrits en grec. « La médecine est le seul art des Grecs que jusqu'à présent ne cultive pas la gravité romaine » et  « Il n'y a d'autorité dans cette profession que pour ceux qui emploient le grec, même auprès des ignorants et de ceux qui ne connaissent pas cette langue », écrit Pline l'Ancien dans l'Histoire naturelle (XXIX, 17). Il faudra, au 1er siècle, les efforts d'encyclopédistes comme lui et comme Celse, pour mettre à la portée du lectorat romain cultivé la langue technique si précise de l'art médical hellénique. Avec lui, le monde romain adoptera les symboles de la profession et les controverses qu'elle soulève, tant dans le domaine de la théorie que dans celui des méthodes thérapeutiques.  

Le théâtre, tant grec que romain, exploitera les deux veines de critiques. La comédie représentera le médecin, soit comme un sophiste imbu de sa supériorité et s'exprimant dans un langage incompréhensible au commun des mortels, soit comme un bourreau équipé de ses instruments de torture.

Marie-Hélène Marganne
Février 2010

icone crayon

Marie-Hélène Marganne enseigne la papyrologie littéraire à l'ULg, où elle dirige le Centre de Documentation de Papyrologie Littéraire (CEDOPAL). Ses recherches portent également sur l'histoire de la médecine.


 

Bibliographie
D. Gourevitch, Le triangle hippocratique dans le monde gréco-romain. Le malade, sa maladie et son médecin, Rome,  École Française de Rome, 1984 (BEFAR, 251).
A. Hillert, Antike Ärztedarstellungen, Frankfurt am Main, 1990 (Marburger Schriften zur Medizingeschichte, 25).
J. Jouanna, Hippocrate, Paris, 1992.
J. Leclant & J. Jouanna (éd.), Le théâtre grec antique : la comédie. Actes du 10ème colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 1er et 2 octobre 1999, Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2000 (Cahiers de la Villa Kérylos, 10).
M.-H. Marganne, Le médecin, la trousse et le livre dans le monde gréco-romain, dans Papyrologica Lupiensia 12 (2003), pp. 115-130.
M.-H. Marganne, Le livre médical dans le monde gréco-romain, Liège, CEDOPAL-Éditions de l'ULg, 2004 (Cahiers du CEDOPAL, 3).

 
 
9 Le rouleau n'est pas ici un livre funéraire ou un symbole du destin, mais bien celui de la science : à ce propos, voir la discussion dans Marrou, Mousikos Aner, pp. 182-185, 190-191 et 257.
10 Soranos, Maladies des femmes, I, 2, 5 et 10-11 Burguière - Gourevitch - Malinas, ainsi que les commentaires de D. Gourevitch, Le triangle hippocratique dans le monde gréco-romain. Le malade, sa maladie et son médecin, Rome, 1984, p. 271.
11 M.-H. Marganne, La chirurgie dans l'Égypte gréco-romaine d'après les papyrus littéraires grecs, Leiden - Boston - Köln, 1998, pp. 13-34 (Studies in Ancient Medicine, 17).
12 Héraclite d'Éphèse, fr. 58 Diels-Kranz (= fr. 150 dans l'éd. de M. Conche, Héraclite. Fragments, Paris, 19872, pp. 398-400).
 

Page : précédente 1 2 3