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Images de médecins dans le monde gréco-romain

23 February 2010
Images de médecins dans le monde gréco-romain

Dans la Grèce antique, les médecins sont le plus souvent symbolisés par des instruments de chirurgie, ventouses et trousses médicales.  Plus rarement, des livres s'y ajoutent, bien qu'une partie des médecins estiment la pratique bien plus importante que la science puisée dans les livres.

Des temps héroïques à Hippocrate

« Un médecin vaut beaucoup d'autres hommes », dit Idoménée, un des héros de l'Iliade d'Homère, à propos de Machaon. Ce fils d'Asclépios et son frère Podalire représentaient alors deux aspects de la médecine des temps héroïques, puisque le premier aurait été plus spécialisé en chirurgie et le second dans l'administration de médicaments. Au fil du temps, une troisième branche viendra s'adjoindre aux deux premières : la diététique, qui vise à établir ou restaurer l'équilibre entre l'alimentation et les exercices. C'est elle qui occupera désormais le premier degré dans l'échelle des soins, avant la pharmacologie, qui, à son tour, cédera la place à la chirurgie en cas d'échec.

Avec sa science, sa prudence, sa douceur et sa sagesse, Hippocrate de Cos (vers 460-370 avant notre ère) incarne parfaitement ce type de médecine, qui agit par gradation. Ses successeurs se sont-ils reconnus dans ce modèle ? Quelle image avaient-ils d'eux-mêmes ? Quel était le symbole de leur profession ? Et comment étaient-ils perçus par leurs contemporains ?

Les ventouses

Dans les plus anciennes représentations de médecins, c'est la ventouse, instrument médical archaïque fondé sur le principe de révulsion, qui symbolise le médecin. En témoignent notamment le relief du médecin de Bâle (vers 500-480 avant notre ère, Bâle, Antikenmuseum, inv. B 5 23)1, ainsi que la scène fameuse de l'officine sur l'"aryballe Peytel" (vers 480-470 avant notre ère, Paris, Musée du Louvre, inv. CA 2183)2.

Méd Bâle BS 236 A360px-Medicine aryballos Louvre CA1989-2183 n2
À gauche : Relief du médecin de Bâle - Antikenmuseum Basel und Sammlung Ludwig, Inv BS 236. Photo : Andreas F. Voegelin
À droite et ci-dessous : Aryballe Peytel (vers 480-470 avant notre ère, Paris, Musée du Louvre, inv. CA 2183)
 
vase

La trousse médicale

Qu'elles soient en bronze, en corne ou en verre, les ventouses continueront à symboliser la profession médicale tout au long des périodes hellénistique et romaine. D'autres symboles, plus sophistiqués, viendront toutefois s'y ajouter : la trousse médicale ou chirurgicale et le livre. Des deux formes, cylindrique et rectangulaire, que la première peut emprunter, c'est la seconde qui sera généralement représentée, sous l'aspect, non pas d'une boîte fermée par un couvercle à glissière et divisée en petits casiers pour recevoir médicaments et ustensiles, mais bien d'un étui plat, qui s'ouvre comme un livre, et qui permet de ranger commodément des instruments de chirurgie (scalpels, bistouris, cautères, aiguilles, trépans, sondes, spatules, etc.).       

trousse

ventouses

 

 

 

Sur une base d'offrande en marbre d'époque hellénistique provenant de l'Asclépieion d'Athènes (Athènes, Musée Archéologique National, inv. 1378)3, une telle trousse de chirurgie ouverte est entourée de deux ventouses.






 
 
1 A. Hillert, Antike Ärztedarstellungen, Frankfurt am Main, 1990, pp. 70-75 (Kat. n° 3) et pl. 9 (Marburger Schriften zur Medizingeschichte, 25)
 
2 Hillert, Antike Ärztedarstellungen, pp. 214-217 et pl. 34.
3 R. Jackson, Doctors and Diseases in the Roman Empire, London, British Museum Publications, 20002 (1e éd. 1988), p. 115; N. Kaltas [- A. Tsingarida trad.], dans A. Verbanck-Piérard, Au temps d'Hippocrate. Médecine et société en Grèce antique, catal. d'expos., Mariemont, 1998, pp. 213-214.

Le livre

Sous forme de rouleau de papyrus, le livre, symbole de la science médicale, sera souvent associé à la trousse de chirurgie. Ainsi, un relief funéraire des 2e-1er siècles avant notre ère provenant peut-être d'Asie Mineure (Berlin, Staatliche Museen, inv. 804) représente un médecin héroïsé assis sur un fauteuil à haut dossier et tenant dans la main gauche un rouleau fermé, tandis qu'un jeune garçon lui présente un autre rouleau. Au fond du tableau, on distingue une trousse chirurgicale ouverte contenant six instrument4.

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bpk / Antikensammlung, SMB / Jürgen Liepe
© Universität Freiburg im Breisgau, Archäologische Sammlung, Inv. S 535 (Photo Chr. Sandig, Leipzig)
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Récemment acquis par l'Archäologische Sammlung der Universität Freiburg (inv. S 535), un relief hellénistique en marbre correspondant à la partie supérieure d'une stèle funéraire montre un médecin probablement assis, tandis qu'à l'arrière-plan, une trousse chirurgicale ouverte est surmontée par une tablette sur laquelle sont posés deux rouleaux et ce qui ressemble à un ensemble de tablettes à écrire5. Sur une stèle funéraire en marbre provenant de la région de Byzance (Istamboul, Musée Archéologique, inv. 5092) et datée de la période hellénistique (2e-1er s. avant notre ère), une femme médecin (iatreinè) dénommée Mousa, fille d'Agathoklès, tient un rouleau dans la main gauche6.

 

Sur le registre supérieur de la stèle funéraire du médecin Publius Aelius Pius Cestianus à Préneste (2e siècle, Palestrina, Musée Barberini)7, deux rouleaux sont disposés de part et d'autre d'une trousse chirurgicale et, sur le registre central d'un sarcophage romain retrouvé à Ostie (New York, Metropolitan Museum of Art, inv. 48.76.1, 1er tiers du 4e siècle de notre ère), un médecin est représenté en train de consulter un rouleau devant une armoire ouverte. Celle-ci contient d'autres rouleaux empilés sur la planche du haut, tandis que la planche du bas porte un récipient destiné soit à la préparation de médicaments, soit, peut-être, à la saignée. Une trousse de chirurgie ouverte est posée au-dessus du petit meuble.8

 

stele

 

 

 

stele3

 


 

 
 
4 Hillert, Antike Ärztedarstellungen, pp. 94-97. 
5 A. Hillert, Das Freiburger Arztrelief : Stolz Darauf, ein Arzt zu sein, dans Deutsches Ärzteblatt, 102, Ausgabe 37 vom 16.09.2005, p. A-2490 / B-2097 / C-1987; le Dr. Martin Flashar, Kurator de l'Archäologische Sammlung der Universität Freiburg, prépare une publication à son sujet (message électronique du 14.11.2005).
6 Hillert, Antike Ärztedarstellungen, pp. 91-93 et Abb. 13; L. Del Corso, Libro e lettura nell'arte ellenistica. Note storico-culturali, dans Segno e testo, 4 (2006), pp. 105-106 et tav. 8a.
7 M. Tabanelli, Chirurgia nell'antica Roma, Torino, 1956, tav. LXXXIX; J. Scarborough, Roman Medicine, Ithaca (New York), 19691, 19762, pl. 14; R. Jackson, An Ancient British Medical Kit from Stanway, Essex, dans The Lancet, 350 (November 15, 1997), p. 1472, fig. 3.
8 H.-I. Marrou, Mousikos Aner. Étude sur les scènes de la vie intellectuelle figurant sur les monuments funéraires romains, Grenoble, 1938, pp. 62-64 et 242-243; A. Krug, Heilkunst und Heilkult. Medizin in der Antike, München, 19932 (1e éd. 1985), pp. 45 et 243, Abb. 12, qui se réfère à A.M. McCann, Roman Sarcophagi in the Metropolitan Museum of Art, 1978, n° 24; Hillert, Antike Ärztedarstellungen, pp. 155-159; Jackson, Doctors and Diseases in the Roman Empire, frontispice et p. 73, fig. 17; G. Cavallo, Galeno e la levatrice. Qualche riflessione su libri e sapere medico nel mondo antico, dans Atti del Convegno Internazionale In memoriam Mirko D. Grmek. La trasmissione del sapere medico. Corpi, strumenti, testi, immagini (Roma, 30 maggio - 1 giugno 2002) = Medicina nei secoli 14, 2 (2002 [2003]), pp. 407-416, spéc. 406-409; sur le contexte (Ostie), voir aussi V. Nutton, Five Inscriptions of Doctors, dans Papers of the British School at Rome, 37 (1969), pp. 96-99, spéc. n. 3.

Des critiques...

Loin d'être purement conventionnelles9, ces représentations à destination funéraire reflètent en réalité une certaine conception de la médecine où l'habileté manuelle, illustrée par la trousse chirurgicale, se combine nécessairement avec la science puisée dans les livres. Au tournant des 1er et 2e siècles de notre ère, le médecin Soranos d'Éphèse n'exigera-t-il pas que la sage-femme sache lire, elle aussi10 ? Cette conception ne plaira pas à tout le monde. Dans un papyrus grec provenant d'Égypte et daté de la fin du 1er siècle de notre ère (BKT 3.22-26 = MP3 2354), le médecin empirique Archibios (activité dans la 1re moitié du 1er siècle de notre ère) stigmatise ainsi les dérives de l'enseignement théorique de la chirurgie (col. II)  :

« Il ne faut pas que l'étudiant soit initié loin de l'essence même de la chirurgie. Car l'essence même de la chirurgie comprend la diagnose empirique et la thérapie, tandis que l'étude au sujet de la chirurgie relève de la philologie. Mais il faut passer son temps dans les fondements (de l'art) et exercer les jeunes, dès le début, aux choses plus nécessaires, puisque la vie est brève et l'art long, comme le dit Hippocrate (= début du premier aphorisme hippocratique). Car, comment n'est-il pas hors de propos que l'étudiant, ignorant ce qu'est une cataracte, ce qu'est une hydropisie et le reste, et, ne sachant pas ce qui est élémentaire en chirurgie – je veux dire les espèces de charpie, les manières de se servir des éponges –  en arrive à l'étude rebattue par problèmes et recherche ce qu'est la chirurgie, comment elle fut inventée et pourquoi elle est supérieure au régime ? Or, ce qui n'est pas urgent, mais qui fait l'objet d'une recherche externe, sur le mode littéraire, il faut le remettre à plus tard et s'exercer aux considérations propres à la chirurgie »11.

 

BKT colorisé Staatliche Museen zu Berlin - Preußischer Kulturbesitz, Ägyptisches Museum und Papyrussammlung

 

P. Berol. inv. 9764. Copyright Staatliche Museen zu Berlin - Preussischer Kulturbesitz, Ägyptisches Museum und Papyrussammlung

 

... à la caricature

Quant aux patients, ils ne retiennent généralement du monde médical que son côté le plus spectaculaire, qui fait appel aux instruments :

« Les médecins, coupant, brûlant, de toutes les façons torturant les malades, se plaignent de ne recevoir d'eux aucun juste salaire en accomplissant cela », remarque déjà, au tournant des 6e/5e siècles, le philosophe Héraclite d'Éphèse (vers 550-480 avant notre ère)12. Au 3e siècle avant notre ère, l'introduction de la médecine grecque à Rome va provoquer un véritable choc culturel. Caton en tête, les partisans de la médecine traditionnelle et patriarcale romaine, qui mêle charmes et remèdes du terroir, rejettent les méthodes des praticiens grecs et les dénigrent, au point que l'on pourra parler d'un « roman noir de la médecine » de tradition hellénique, avec ses empoisonneurs âpres au gain et ses assassins impunis. Cela n'empêche en rien le triomphe de cette médecine à Rome et dans l'Empire romain, qui, à la fin du 1er siècle de notre ère, s'étend de la (Grande-)Bretagne à l'Égypte, et de l'Espagne à la Palestine, en passant par la Grèce. Même s'il dut exister assez tôt des recueils latins de recettes empruntées à la médecine traditionnelle romaine, il ne fait aucun doute que la médecine savante y fut pour longtemps consignée dans des ouvrages écrits en grec. « La médecine est le seul art des Grecs que jusqu'à présent ne cultive pas la gravité romaine » et  « Il n'y a d'autorité dans cette profession que pour ceux qui emploient le grec, même auprès des ignorants et de ceux qui ne connaissent pas cette langue », écrit Pline l'Ancien dans l'Histoire naturelle (XXIX, 17). Il faudra, au 1er siècle, les efforts d'encyclopédistes comme lui et comme Celse, pour mettre à la portée du lectorat romain cultivé la langue technique si précise de l'art médical hellénique. Avec lui, le monde romain adoptera les symboles de la profession et les controverses qu'elle soulève, tant dans le domaine de la théorie que dans celui des méthodes thérapeutiques.  

Le théâtre, tant grec que romain, exploitera les deux veines de critiques. La comédie représentera le médecin, soit comme un sophiste imbu de sa supériorité et s'exprimant dans un langage incompréhensible au commun des mortels, soit comme un bourreau équipé de ses instruments de torture.

Marie-Hélène Marganne
Février 2010

icone crayon

Marie-Hélène Marganne enseigne la papyrologie littéraire à l'ULg, où elle dirige le Centre de Documentation de Papyrologie Littéraire (CEDOPAL). Ses recherches portent également sur l'histoire de la médecine.


 

Bibliographie
D. Gourevitch, Le triangle hippocratique dans le monde gréco-romain. Le malade, sa maladie et son médecin, Rome,  École Française de Rome, 1984 (BEFAR, 251).
A. Hillert, Antike Ärztedarstellungen, Frankfurt am Main, 1990 (Marburger Schriften zur Medizingeschichte, 25).
J. Jouanna, Hippocrate, Paris, 1992.
J. Leclant & J. Jouanna (éd.), Le théâtre grec antique : la comédie. Actes du 10ème colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 1er et 2 octobre 1999, Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2000 (Cahiers de la Villa Kérylos, 10).
M.-H. Marganne, Le médecin, la trousse et le livre dans le monde gréco-romain, dans Papyrologica Lupiensia 12 (2003), pp. 115-130.
M.-H. Marganne, Le livre médical dans le monde gréco-romain, Liège, CEDOPAL-Éditions de l'ULg, 2004 (Cahiers du CEDOPAL, 3).

 
 
9 Le rouleau n'est pas ici un livre funéraire ou un symbole du destin, mais bien celui de la science : à ce propos, voir la discussion dans Marrou, Mousikos Aner, pp. 182-185, 190-191 et 257.
10 Soranos, Maladies des femmes, I, 2, 5 et 10-11 Burguière - Gourevitch - Malinas, ainsi que les commentaires de D. Gourevitch, Le triangle hippocratique dans le monde gréco-romain. Le malade, sa maladie et son médecin, Rome, 1984, p. 271.
11 M.-H. Marganne, La chirurgie dans l'Égypte gréco-romaine d'après les papyrus littéraires grecs, Leiden - Boston - Köln, 1998, pp. 13-34 (Studies in Ancient Medicine, 17).
12 Héraclite d'Éphèse, fr. 58 Diels-Kranz (= fr. 150 dans l'éd. de M. Conche, Héraclite. Fragments, Paris, 19872, pp. 398-400).
 


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