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Claude Bernard, le père de la révolution médicale expérimentale et sa brûlante actualité

15 February 2010
Claude Bernard, le père de la révolution médicale expérimentale et sa brûlante actualité

Grâce à un don particulier de généralisation intuitive, Claude Bernard a fait progresser la physiologie plus qu'aucun autre scientifique avant ou après lui. Le génie de Bernard, ce n'est pas seulement d'avoir accompli des découvertes, mais aussi d'avoir été capable d'en saisir d'emblée le sens et la portée générale. Ses recherches sur le sort du sucre dans l'organisme animal l'amenèrent à la théorie de l'unité des êtres vivants, à la définition de la sécrétion interne et, avec le concours d'autres travaux, à la création d'un concept d'une importance capitale, celui de « milieu intérieur ». Quelles que soient leurs limitations intrinsèques, ces généralisations ont prouvé leurs valeurs opérationnelle et pragmatique pour des dizaines et des dizaines d'années après leur formulation par leur génial auteur.

Une première avancée biomédicale majeure s'était déjà produite au 17e siècle, quand la découverte de l'importance des mesures et des modèles mécaniques basés sur les travaux de Galilée, Descartes et Newton, l'influence de la chimie et de la physique, et la biologie de Harvey avaient permis aux scientifiques de dépasser la médecine hippocratique-aristotélicienne qui s'était largement maintenue grâce à l'œuvre de Galien. La véritable révolution biomédicale eut néanmoins lieu à la moitié du 19e siècle quand la théorie cellulaire (Schwann et Virchow), la chimie physiologique, et les théories de Darwin sur l'évolution des espèces furent conçues. Cette révolution doit énormément à l'application systématique du principe de déterminisme biologique, procédé à l'avènement duquel les idées et les travaux de Claude Bernard jouèrent un rôle fondamental.

Claude Bernard

Claude Bernard naît le 12 juillet 1813 à Saint-Julien de Villefranche en Beaujolais et poursuit ses humanités classiques aux collèges jésuites de Villefranche et Thoissey. Il est d'abord intéressé par le théâtre et écrit deux pièces, un vaudeville, La Rose du Rhône, et une tragédie,Arthur de Bretagne. Il arrive à Paris en 1934 à la recherche d'un éditeur. L'un d'entre eux le persuade d'abandonner son projet de carrière d'auteur dramatique et Claude Bernard s'inscrit à la Faculté de Médecine. Interne à l'Hôtel-Dieu, il suit l'enseignement de François Magendie qui l'encourage à se consacrer à la physiologie expérimentale et le prend comme son préparateur. Ses premières recherches, fidèles à l'approche méthodologique et aux intérêts de son maître, concernèrent le système nerveux et les aspects chimiques de la digestion. Claude Bernard reconnaîtra toute sa vie l'influence bénéfique de Magendie. Il pensait toutefois que les résultats d'expérimentation devaient être davantage incorporés dans un ensemble de connaissances scientifiques.

Claude Bernard obtient son diplôme de médecin en 1843, mais ne réussit pas l'examen qui lui aurait permis d'enseigner dans une école de médecine. Il est alors obligé de travailler dans le laboratoire privé d'un ami de Magendie. A partir de 1847, la vie scientifique de Bernard devient une succession continue d'études, de publications et d'honneurs.

Au printemps 1848, Claude Bernard réalise la première d'une série de découvertes sensationnelles. Ayant réussi grâce à une fistule à prélever du suc pancréatique frais chez un chien, Bernard utilise ce liquide pour vérifier sa théorie selon laquelle les sucs pancréatique et gastrique contiennent le même principe digestif. Au lieu de cela, il trouve que le suc pancréatique exerce « une action particulière » sur le gras, provoquant son émulsion. Quelques mois plus tard, il réalise une autre découverte en s'intéressant au sort du sucre après l'ingestion. S'attendant, selon la théorie courante, à ce que le sucre soit brûlé par le processus de la respiration, il se met à chercher l'organe dans lequel il disparaît du sang. Au cours de ce travail, il désire savoir si du sucre se trouve aussi dans le sang des animaux qui n'en ont pas mangé et, à sa grande surprise, il s'aperçoit que le sang de la veine porte contient une quantité énorme de sucre. Par une série d'ingénieuses expériences, il croit alors avoir démontré que le sucre entre dans le sang par le foie. La découverte de Claude Bernard de ce qu'on a appelé la fonction glycogénique du foie suscita un vif intérêt, tout comme la question de savoir de quelle substance venait ce sucre. En 1855, par l'expérience dite du ‘foie lavé', c'est-à-dire en nettoyant à l'eau les vaisseaux d'un foie isolé, puis en laissant reposer l'organe toute une nuit avant de le relaver à nouveau, il montre que le sucre dérive d'une matière insoluble contenue dans le tissu du foie. Il isole cette matière en 1857, l'appelle glycogène, et démontre qu'elle est semblable à l'amidon.

Glycogen Claude Bernard

Sa troisième grande découverte est l'identification des nerfs vasomoteurs, à la fois vasoconstricteurs et vasodilatateurs, qui contrôlent le flux sanguin dans les artères. Il identifie également les nerfs contrôlant les sécrétions des glandes salivaires sous-maxillaires. Il démontre aussi que le monoxyde de carbone bloque la respiration dans les érythrocytes. Pour les physiologistes de l'époque, surtout à l'étranger, toutes ces découvertes ont rendu célèbre le nom de Claude Bernard, « ce découvreur, plus chanceux qu'aucun autre, qui oblige aujourd'hui tous les regards à se tourner vers la table de vivisection du Collège de France ».

En 1865, empêché par la maladie de poursuivre son enseignement et sa recherche, il rédige son Introduction à l'Étude de la Médecine Expérimentale, dans laquelle il hausse au niveau de principes généraux ses idées sur l'expérimentation en physiologie et en médecine. Il y analyse le raisonnement expérimental et montre les rôles respectifs des idées et de l'observation, souligne l'importance du doute, et la nécessité d'abandonner les hypothèses de travail quand des résultats expérimentaux contredisent les prévisions. L'apparente spontanéité des êtres vivants ne constitue pas, soutient-il, un obstacle à l'expérimentation, car le principe du déterminisme s'applique aussi bien au monde inorganique qu'à l'organique :

« Il faut admettre comme un axiome expérimental que, chez les êtres vivants aussi bien que dans les corps bruts, les conditions d'existence de tout phénomène sont déterminées d'une manière absolue. Ce qui veut dire en d'autres termes que, la condition d'un phénomène une fois connue et remplie, le phénomène doit se reproduire toujours et nécessairement, à la volonté de l'expérimentateur. La négation de cette proposition ne serait rien d'autre que la négation de la science même. »

Autorité vs. observation. Si un scientifique rencontre un fait qui contredit la théorie régnante, il doit accepter le fait et abandonner la théorie même si celle-ci est soutenue par de grands noms et qu'elle est généralement acceptée.

Induction et déduction. La science est un échange constant entre la théorie et le fait expérimental. L'induction, ou le raisonnement du particulier au général, et la déduction, ou le raisonnement du général au particulier, ne sont jamais complètement séparées. Une théorie générale et les déductions théoriques qui en dérivent doivent être testées avec des expériences spécifiquement élaborées pour confirmer ou infirmer leur vérité. Et les résultats de ces expériences particulières peuvent déboucher sur l'élaboration de nouvelles théories.

Faillibilité. Bien avant Karl Popper, Claude Bernard est convaincu du caractère faillible de toute théorie scientifique. Selon lui, le scientifique qui étudie les phénomènes naturels doit posséder un esprit complètement libre de préjugés, se reposant sur le doute philosophique. Si une théorie scientifique est élaborée à partir d'observations expérimentales, la seule chose qui soit sûre est que cette théorie est fausse. Une vérité partielle, temporaire existe et elle constitue une marche sur laquelle reposer, pour avancer ensuite plus loin dans l'investigation scientifique.

Cause et effet. Le scientifique tente de déterminer la relation de la cause et de l'effet. Cela est vrai pour toutes les sciences : le but est de relier tout phénomène naturel à sa cause immédiate. Une hypothèse est formulée pour élucider la relation de la cause et de l'effet pour certains phénomènes. Les hypothèses sont ensuite soumises à l'expérimentation. Et lorsqu'une hypothèse est démontrée, elle devient une théorie scientifique. Avant cela, ce n'est que de l'empirisme. Les théories ne doivent être que des hypothèses vérifiées par des faits expérimentaux. Le vrai scientifique doit toujours essayer de détruire ses conclusions personnelles par des contre expériences. Le désir ardent de la connaissance est la seule raison qui puisse motiver les chercheurs dans leurs efforts et leur travail. La découverte des fragments de la vérité universelle, voilà ce qui constitue la vraie science.

En ce qui concerne la sphère de l'esprit, Claude Bernard expliquera dans son livre Leçons sur les Phénomènes de la Vie que le déterminisme physiologique ne souffre aucune exception et que toute manifestation des êtres vivants est un phénomène dépendant de conditions physico-chimiques définies. C'est le déterminisme absolu, les sphères psychique et spirituelle sont déterminées par le monde physico-chimique. C'est dans cette même perspective que Claude Bernard rejettera toute notion de téléologie et de métaphysique philosophique, selon lesquelles les fonctions physiologiques ont un but ultime précis. Il participe ainsi étroitement à la transformation de la démarche scientifique du ‘pourquoi' en ‘comment'. Selon lui, la nature et l'essence intime de tout phénomène, qu'il soit vital ou inanimé, resteront inconnues pour toujours. La science possède précisément le privilège de nous faire connaître ce que nous ignorons, en substituant la raison et l'expérience au sentiment, et en nous indiquant clairement les limites de nos connaissances actuelles. Si notre sentiment quotidien nous pousse à demander ‘pourquoi', notre raison montre que seul le ‘comment' est à notre portée.

L'homéostasie et le milieu intérieur

Dans l'histoire de la pensée médicale, l'un des mérites indéniables de Claude Bernard est d'avoir créé le magistral concept de milieu intérieur. Bernard était bien conscient que l'anatomie restait la base de la physiologie, mais il rendit évident qu'il existe des processus physiologiques qui ne peuvent être compris sur la base de la seule anatomie. Il écrira que les parties humorales ou physico-chimiques, qui ne peuvent être disséquées et qui constituent notre environnement interne, ont été trop largement négligées.

Ce concept a influencé de manière profonde et durable la façon de penser des biologistes et des médecins. Claude Bernard était pleinement conscient de son importance et soutenait même que, avec le principe de déterminisme, il constitue la base de la nouvelle ‘médecine expérimentale' :

« La fixité du milieu intérieur est la condition d'une vie libre et indépendante. (...) La médecine scientifique moderne est fondée sur la connaissance de la vie des éléments dans le milieu intérieur ; c'est donc une conception différente du corps humain. Ces idées sont de moi et c'est là le point de vue essentiel de la médecine expérimentale. (...) La constance du milieu intérieur nécessite un tel degré de perfection de l'organisme que les variations extérieures sont immédiatement compensées et ajustées. »

En écrivant cela, Claude Bernard ouvre l'un des domaines scientifiques les plus passionnants, celui des régulations, des ajustements et des compensations. Il mentionne quatre exemples qui illustrent ce concept encore aujourd'hui : les régulations du volume hydrique, de la température corporelle, de la concentration en oxygène, et des réserves énergétiques. Enrichie progressivement au cours de ses recherches, la « constance du milieu intérieur »  trouvera une nouvelle formulation dans le concept d'homéostasie énoncé par Walter Cannon en 1926. Ce concept d'homéostasie s'est développé pour inclure, en plus des organes, les cellules, les protéines, et même les régulations génétiques, démontrant ainsi qu'il est un des principes fondamentaux de la biologie.

La grande majorité des conclusions de Claude Bernard sur les fonctions normales de l'organisme étaient fondées sur l'étude de leurs perturbations pathologiques, provoquées artificiellement ou non dans des expérimentations animales. Son intime conviction que l'étude des êtres vivants est un prérequis pour comprendre le fonctionnement et les dysfonctionnements des organes et des organismes influencera des générations de scientifiques et de médecins, et contribuera ainsi à être l'une des périodes les plus riches de l'histoire des sciences biomédicales.  

La naissance de la médecine moderne

Personne n'a défendu avec plus de ténacité et d'intelligence que Claude Bernard la nécessité d'une nouvelle médecine fondée sur la physiologie. Le protagoniste de la médecine expérimentale, qu'il espérait voir supplanter rapidement la médecine empirique existante basée uniquement sur l'observation du malade, devait rester un médecin observant ses patients le plus complètement possible, mais capable, grâce à la science expérimentale, d'analyser « chacun des symptômes en cherchant à les ramener à des explications et à des lois vitales qui comprendront le rapport de l'état pathologique avec l'état normal ou physiologique ». Il soutenait que la formation de tels médecins ne pouvait se réaliser que dans des laboratoires spécialisés, car « les préceptes utiles sont seulement ceux qui ressortent des détails d'une pratique expérimentale dans une science déterminée ». Mais la politique parcimonieuse du gouvernement français et le fait qu'il n'enseignait pas dans le cadre des institutions médicales firent que Bernard ne bénéficia pas des mêmes avantages que ses collègues étrangers pour réaliser ses objectifs. Même à ses heures de gloire, son propre laboratoire conservera toujours des dimensions modestes. Seul un petit groupe d'étudiants assidus pourront apprendre la physiologie expérimentale sous la direction de ce maître.

Claude Bernard lesson Leon Thermite
La leçon de Claude Bernard par Leon Thermite

Imaginant l'avenir, Bernard prédisait que « le médecin expérimentateur [...] veut comprendre ce qu'il fait ; il ne lui suffit pas d'observer ou d'agir empiriquement, mais il veut expérimenter scientifiquement et comprendre le mécanisme physiologique de la production de la maladie et le mécanisme d'action curative du médicament. » Claude Bernard dira aussi que, si l'hôpital est l'antichambre de la médecine scientifique, le laboratoire est lui le vrai sanctuaire de la science médicale. C'est là que le chercheur explore et découvre les explications sur la nature des phénomènes vivants tant dans les conditions normales que dans les conditions pathologiques.

A partir de 1868, Claude Bernard occupera le siège 29 à l'Académie Française et Ernest Renan lui succédera à cette place. Quand il meurt en 1878, il a droit à des funérailles nationales, un honneur qui n'avait été octroyé à aucun scientifique avant lui, et son tombeau se trouve au cimetière du Père Lachaise à Paris.

Il est fondamental de rappeler que de véritables révolutions scientifiques ont eu lieu dans le passé, alors qu'une nouvelle révolution, celle de la génétique se déroule devant nos yeux. Les changements de pensée que cette dernière induit sont si profonds et prometteurs que nous pourrions être tentés de négliger notre héritage en le considérant comme dépassé ou inintéressant. La connaissance de l'œuvre géniale de Claude Bernard démontre néanmoins l'inconscience d'un tel oubli.

Vincent Geenen
Février 2010

crayon

Vincent Geenen est Directeur de recherches au FRS-FNRS. Il enseigne à l'ULg l'Embryologie et l'Histoire de la recherche biomédicale. Ses principales recherches portent sur la physiologie du thymus, et le développement d'un nouveau type de vaccin contre le diabète juvénile basé sur les propriétés tolérogènes naturelles du thymus.


 

Références

-   Conti F, Claude Bernard: primer of the second biomédical révolution.
     Nature Reviews Molecular Cellular Biology, 2001, 2: 703-708.
-   Canguilhem G, Un physiologiste philosophe, Claude Bernard.
     Dialogue, 1967, 5: 555-572.
-   Bernard C, Introduction à l'Etude de la Médecine Expérimentale.
     Ballière, Paris, 1865.
-   Website http://www.claude-bernard.co.uk
 
 


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