La pratique de la magie en Égypte remonte à l'époque pharaonique1, mais ce sont les témoins des périodes gréco-romaine et byzantine qui nous intéressent ici. Si des travaux permettent de cerner les principales caractéristiques de la « magie » telle que la comprenaient les Égyptiens, puis les Grecs et les Romains vivant en Égypte, il n'en existe pas encore de définition qui ferait l'unanimité dans la communauté scientifique. Les Égyptiens n'avaient pas ressenti la nécessité de définir le concept. À leurs yeux, l'acte magique était légal, pour autant qu'il ne nuise à personne, car, dans leur culture, il n'y avait pas de réelle dichotomie entre le naturel et le surnaturel. On se contentera donc ici de le qualifier de « tentative de l'homme pour influer sur l'ordre naturel des choses ou pour remédier à leur désordre naturel, en faisant intervenir une composante surnaturelle ». On évitera d'opposer les pratiques magiques à la religion d'une part, et à la science, d'autre part, car, à cette époque, la frontière entre ces domaines est souvent extrêmement mince, surtout lorsqu'on quitte le domaine de la magie agressive.
L'acte magique comprend deux composantes principales. La première est la parole ou logos en grec. C'est la formule magique qui devra être prononcée et éventuellement écrite. La seconde consiste en un rituel, ou praxis, pratiqué parallèlement à l'incantation. Paradoxalement, c'est de la première que nous avons le plus de traces. En effet, les formules ont été transcrites sur papyrus soit en de longues compilations (les formulaires), soit sur des morceaux isolés qui étaient destinés à être portés comme amulettes. L'incantation de base pourra comporter l'identification de l'objectif (les maux à combattre), l'invocation d'un assistant surnaturel (un dieu grec, égyptien ou un personnage de la tradition biblique), des dessins et symboles magiques (charaktères2, voir Fig. 1) accompagnés de voces magicae3, l'identification du bénéficiaire (dans les amulettes) et l'indication d'un rituel (dans les formulaires).
Aux époques qui nous intéressent, ceux qui consignent les formules par écrit ou pratiquent la magie, sont issus de groupes de cultures diverses — surtout égyptienne, grecque, romaine ou hébraïque — et de toutes les sensibilités religieuses qui ont pu se rencontrer et s'influencer mutuellement sur le territoire égyptien. Ainsi, il n'est pas rare d'observer, dans une même compilation de charmes ou dans une même formule, la mention de divinités d'origines différentes, comme c'est le cas dans le grand papyrus magique de Londres (P.Lond. 1.121, 4e-5e s. apr. J-C) où le dieu grec Zeus côtoie les noms divins hébraïques Iaô, Sabôth et Adona4.
Pour soigner ou écarter les maux, les papyrus iatromagiques proposent trois méthodes complémentaires :
- le port d'une amulette souvent décorée et généralement personnalisée, le bénéficiaire et l'affection étant clairement identifiés,
- la réalisation de recettes à base d'ingrédients d'origine animale, végétale ou minérale,
- la pratique d'un rituel accompagnant une formule prononcée à voix haute.
2 Il s'agit de symboles, récurrents dans les papyrus magiques, dont l'interprétation est encore très problématique. 3 Sous ce terme, nous reprenons les litanies et calligrammes composés des voyelles αεηιουω, ainsi que les « noms barbares », composés de consonnes et voyelles formant des mots incompréhensibles qui pourraient tirer leur origine d'autres langues que le grec telles que l'égyptien et l'hébreu. 4 Le catalogue des papyrus iatromagiques, accompagné d'une bibliographie, est accessible en ligne sur le site du CeDoPaL www.cedopal.ulg.ac.be Ce papyrus porte ainsi le n° MP³ 6006, voir les lignes 202-221.
Les amulettes iatromagiques consistent en une seule formule copiée sur un petit morceau de papyrus (voir fig. 2-5) ou une lamelle d'or ou d'argent 5. Celles-ci étaient soit pliées, attachées à l'aide d'une ficelle (Fig. 2), soit roulées (Fig. 4) et insérées dans un petit étui, pour être portées autour du cou ou de la partie du corps malade. Non seulement les formulaires ont conservé de nombreuses prescriptions d'amulettes, mais 61 amulettes iatromagiques grecques ont été mises au jour lors des fouilles archéologiques. Celles qui proviennent des milieux judéo-chrétiens sont particulièrement bien représentées (50 sur 61). À titre d'exemple, voici le texte d'une amulette chrétienne conservée à l'Université de Copenhague (5e s. apr. J.-Ch.). Elle est destinée à guérir de la fièvre une certaine Kalè (« Belle », en grec) (cf. Fig. 4-5) :
« Christ est né, Amen. Christ a été crucifié, Amen. Christ a été enterré, Amen. Christ s'est levé, Amen. Il s'est réveillé pour juger les vivants et les morts. Fuis, toi aussi, frisson de fièvre, de Kalè, la porteuse de cette amulette. Sainte stèle et puissants charaktères, chassez le frisson de fièvre de Kalè, la porteuse de cette amulette, déjà, déjà, déjà, vite, vite, vite. » (P. Haun.3.51)
Fig. 4 - Réplique de l'amulette P. Haun. 3.51 (MP³ 6036, 5e s. apr. J-C), réalisée par M. de Haro Sanchez sur papyrus moderne, roulée comme pour être insérée dans un étui et accompagnée d'un calame | Fig. 5 - Réplique dépliée de l'amulette P. Haun. 3.51, réalisée par M. de Haro Sanchez sur papyrus moderne, accompagnée d'un calame |
Les formulaires conservent également des recettes de potions, d'aspersions, d'onctions et de bains, comme ce collyre à base de safran, d'aloès et d'astragale, copié sur un papyrus d'Antinoé daté du 5e s. de notre ère, dont on trouve des parallèles chez deux médecins grecs du 6e s. après J.-Ch., Aëtius d'Amida et Alexandre de Tralles5 :
« Poudre propre à rendre la vue perçante : 4 drachmes de safran, 2 drachmes d'aloès, 8 drachmes d'astragale, broie et utilise. » (P.Ant. 2.66, r I, 4-6)
Un formulaire peut soit être iatromagique, comme ci-dessus, et ne contenir que des prescriptions de recettes et d'amulettes à but thérapeutique, soit être mixte et contenir d'autres types de charmes pour assurer chance, victoire, ou passion amoureuse, par exemple. C'est le cas du grand papyrus magique d'Oslo, daté du 4e s. apr. J-Ch., qui contient, parmi de nombreux charmes d'attraction, de victoire, et de contre-envoûtement, une formule de contraception :
« Anticonceptionnel, le seul au monde : prends autant de lentilles bâtardes que tu veux pour le nombre d'années que tu désires rester stérile et trempe-les dans les règles d'une femme en période menstruelle. Qu'elle les trempe dans son propre sexe. Prends aussi une grenouille vivante et jette les lentilles bâtardes dans sa bouche, pour qu'elle les avale, puis relâche la grenouille vivante à l'endroit d'où tu l'as prise. Prends aussi une graine de jusquiame, trempe-la de lait de jument, puis prends le mucus d'un bœuf avec de l'orge et jette-le sur une peau de faon et, à l'extérieur, lie-la à de la peau de mule, puis porte cela en amulette, durant la phase décroissante de la lune, dans un signe du zodiaque féminin, le jour de Kronos ou d'Hermès. Mais mélange aussi à l'orge du cérumen de mule. » (P.Oslo 1, 321-332)
On peut douter de l'efficacité réelle des formules iatromagiques... En effet, dans l'Antiquité, le choix d'un ingrédient ne se justifiait pas seulement par son efficacité réelle ou supposée en tant que substance, mais surtout par sa valeur symbolique. Dans la mentalité antique, certaines « lois » régissaient les rapports entre les règnes minéral, végétal et animal. Elles étaient particulièrement exploitées en magie, mais aussi, dans une certaine mesure, en médecine. Très bien représentée dans les formules iatromagiques, « la loi de sympathie » (sumpatheia) voulait que tous les êtres et phénomènes soient reliés pour former un tout. Plus réaliste, la formule suivante pourrait en revanche intéresser de nombreux couples aujourd'hui encore. On la trouve, dans un fragment de rouleau de papyrus conservé à Berlin, daté des 1er av. - 1er apr. J.-Ch., à la suite de deux colonnes contenant des charmes de magie amoureuse. Voici donc une « sympathique » réponse à tous les « Pas ce soir, chéri(e), j'ai mal à la tête... » ! :
« Pour la céphalalgie : Osiris a mal à la tête, Ammon a mal aux tempes de la tête, Hesenephtys a mal au pourtour de la tête. Osiris n'aura de cesse d'avoir mal à la tête, Ammon n'aura de cesse d'avoir mal aux tempes de la tête, Hesenephtys n'aura de cesse d'avoir mal au pourtour de la tête, tant que d'abord untel n'aura de cesse de [...] » (BKT 9.147, 26-30).
Magali
de Haro Sanchez
Février 2010
Magali de Haro Sanchez est chercheur à l'ULg. Elle s'intéresse à l'histoire de la médecine antique et particulièrement aux papyrus iatromagiques grecs.
4 à titre d'exemple voir http://www.uni-koeln.de/phil-fak/ifa/NRWakademie/papyrologie/PKoeln/T33.jpg
5 Aet., VII 100, 103-105 et Alex.Tral., Therapeutica, ΙΙ 17.