Définitions préliminaires : islam politique et christianisme politique
La notion d'islam politique est contestée par ceux pour qui l'islam, contrairement à d'autres religions, est forcément politique2. Elle est aussi contestée par ceux qui préfèrent parler d'islamisme comme idéologie qu'ils distinguent de l'islam comme religion. Or, ce qui distingue l'islamisme de l'islam comme religion, c'est ce qui distingue le christianisme politique du christianisme comme religion, et toute religion de sa version idéologisée. L'usage du concept d'« islam politique » vient du souci de traiter les faits islamiques avec les mêmes outils théoriques que les faits religieux en général : il s'agit d'en faire l'équivalent musulman du christianisme politique, du judaïsme politique ou toute vision politique référée à une religion.
La notion d'islam politique est donc récurrente dans la littérature qui s'intéresse aux mouvements politiques se réclamant de l'islam et qui occupent le devant de la scène médiatique par les actions violentes qu'ils revendiquent ou qu'on leur attribue. En revanche, la notion de christianisme politique semble ne plus rien évoquer de nos jours, surtout depuis que le christianisme est devenu, selon certains, « la religion de la sortie de la religion » et que le politique et le religieux sont séparés. Pourtant, cette notion n'est pas une invention inspirée par le développement de l'islam politique. Il s'agit bel et bien d'une notion qui était d'usage courant en France jusqu'au milieu des années 1940. Quant aux expressions les plus récentes du christianisme politique, ce sont, par exemple, « la théologie de la libération », les partis démocrates chrétiens ou les mouvements politico-religieux ultra-conservateurs aux États-Unis, les mouvements religieux actifs partout où nous trouvons encore des chrétiens qui, comme leurs homologues musulmans, juifs ou adeptes de toute autre religion, cultivent la nostalgie des ordres traditionnels structurés par la normativité religieuse.
On se limitera ici à une brève comparaison entre les discours et l'évolution de l'islam politique tel qu'il se donne à voir de nos jours, d'un côté, et du christianisme politique tel que la France l'a connu au 19e siècle et au début du 20e siècle. Le choix de ces périodes se justifie par le fait que l'islam politique, de nos jours, présente beaucoup de similitudes avec le christianisme politique en France durant la période choisie.
Un même rejet de la modernité
Les mouvements de l'islam politique comme ceux du christianisme politique relèvent d'un même phénomène de réaction à la modernité qui a fait éclater les équilibres de l'ordre traditionnel. L'une des conséquences majeures du bouleversement introduit par la modernité concerne la redéfinition des rôles et du statut du politique et du religieux. Pour les consciences ancrées depuis des siècles dans un ordre structuré par la normativité religieuse, c'est là un bouleversement traumatisant.
L'avènement du christianisme politique, comme celui de l'islam politique — ou de toute autre idéologie politique se référant à n'importe quelle religion —, ne peut être compris sans tenir compte de la remise en cause des fondements traditionnels de l'autorité et de la légitimité par la redéfinition moderne des rapports entre le politique et le religieux.
Face à cette remise en cause, l'islam politique et le christianisme politique ont eu la même réaction : défendre l'ordre traditionnel (ou l'Ancien Régime) : la monarchie de droit divin contre la République en France et dans les autres pays européens, le Califat ou l'Imamat contre l'introduction de réformes, l'adoption de nouvelles institutions ou la référence à la démocratie, dans les pays musulmans. L'attachement à l'ancien régime, malgré les atrocités, les injustices et l'oppression qui ont jalonné aussi bien l'histoire du Califat et des États sultanesques du monde musulman, que celle des monarchies de droit divin, a duré tant qu'il y avait un espoir de le maintenir ou de le restaurer.