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Islam politique : une brève comparaison avec la « démocratie chrétienne »

14 février 2010
Islam politique : une brève comparaison avec la « démocratie chrétienne »

Ce qui distingue l'islamisme de l'islam comme religion, c'est ce qui distingue le christianisme politique du christianisme comme religion, et toute religion de sa version idéologisée. En traitant les faits islamiques avec les mêmes outils théoriques que les faits religieux en général, on s'aperçoit, notamment, que le christianisme politique du 19e siècle ou du début du 20e siècle, en France, véhiculait des discours que l'on peut comparer terme à terme avec certains points de vue de l'islamisme : on y décèle, par exemple, un même refus de la modernité, une même méfiance à l'égard de la démocratie ou de la laïcité, une même misogynie... 1

Définitions préliminaires : islam politique et christianisme politique

La notion d'islam politique est contestée par ceux pour qui l'islam, contrairement à d'autres religions, est forcément politique2. Elle est aussi contestée par ceux qui préfèrent parler d'islamisme comme idéologie qu'ils distinguent de l'islam comme religion. Or, ce qui distingue l'islamisme de l'islam comme religion, c'est ce qui distingue le christianisme politique du christianisme comme religion, et toute religion de sa version idéologisée. L'usage du concept d'« islam politique » vient du souci de traiter les faits islamiques avec les mêmes outils théoriques que les faits religieux en général : il s'agit d'en faire l'équivalent musulman du christianisme politique, du judaïsme politique ou toute vision politique référée à une religion.

La notion d'islam politique est donc récurrente dans la littérature qui s'intéresse aux mouvements politiques se réclamant de l'islam et qui occupent le devant de la scène médiatique par les actions violentes qu'ils revendiquent ou qu'on leur attribue. En revanche, la notion de christianisme politique semble ne plus rien évoquer de nos jours, surtout depuis que le christianisme est devenu, selon certains, « la religion de la sortie de la religion » et que le politique et le religieux sont séparés. Pourtant, cette notion n'est pas une invention inspirée par le développement de l'islam politique. Il s'agit bel et bien d'une notion qui était d'usage courant en France jusqu'au milieu des années 1940. Quant aux expressions les plus récentes du christianisme politique, ce sont, par exemple, « la théologie de la libération », les partis démocrates chrétiens ou les mouvements politico-religieux ultra-conservateurs aux États-Unis, les mouvements religieux actifs partout où nous trouvons encore des chrétiens qui, comme leurs homologues musulmans, juifs ou adeptes de toute autre religion, cultivent la nostalgie des ordres traditionnels structurés par la normativité religieuse.

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Manifestants protestants fondamentalistes à la Parade Knights of Nemesis Parade, Chalmette, 2006  

On se limitera ici à une brève comparaison entre les discours et l'évolution de l'islam politique tel qu'il se donne à voir de nos jours, d'un côté, et du christianisme politique tel que la France l'a connu au 19e siècle et au début du 20e siècle. Le choix de ces périodes se justifie par le fait que l'islam politique, de nos jours, présente beaucoup de similitudes avec le christianisme politique en France durant la période choisie.

Un même rejet de la modernité

Les mouvements de l'islam politique comme ceux du christianisme politique relèvent d'un même phénomène de réaction à la modernité qui a fait éclater les équilibres de l'ordre traditionnel. L'une des conséquences majeures du bouleversement introduit par la modernité concerne la redéfinition des rôles et du statut du politique et du religieux. Pour les consciences ancrées depuis des siècles dans un ordre structuré par la normativité religieuse, c'est là un bouleversement traumatisant.

L'avènement du christianisme politique, comme celui de l'islam politique — ou de toute autre idéologie politique se référant à n'importe quelle religion —, ne peut être compris sans tenir compte de la remise en cause des fondements traditionnels de l'autorité et de la légitimité par la redéfinition moderne des rapports entre le politique et le religieux.

Face à cette remise en cause, l'islam politique et le christianisme politique ont eu la même réaction : défendre l'ordre traditionnel (ou l'Ancien Régime) : la monarchie de droit divin contre la République en France et dans les autres pays européens, le Califat ou l'Imamat contre l'introduction de réformes, l'adoption de nouvelles institutions ou la référence à la démocratie, dans les pays musulmans. L'attachement à l'ancien régime, malgré les atrocités, les injustices et l'oppression qui ont jalonné aussi bien l'histoire du Califat et des États sultanesques du monde musulman, que celle des monarchies de droit divin, a duré tant qu'il y avait un espoir de le maintenir ou de le restaurer. 



 
 1 Ce bref article est le résumé d'une publication où l'on trouvera le détail de l'argumentation et toutes les références : « Islam politique aujourd'hui et christianisme politique en France avant la fin de la Seconde Guerre », dans Islam contemporain, entre le religieux et le politique, AFDA, 2006, p. 145-162.
2 voir l'article « Islam, « pouvoir de Dieu », « pouvoir de César »

Une même hostilité à l'égard de la démocratie et de la vision dont elle procède

L'attachement à l'ordre traditionnel s'est accompagné dans les deux cas d'un rejet de la démocratie et des valeurs qui la portent. Ainsi, Mgr Gousset, un évêque français du 19e siècle disait : « La démocratie est l'hérésie de notre temps ». Un islamiste tunisien, Hassan Ghodbani, reprenait le même point de vue en 1979 : « La démocratie c'est le pouvoir du peuple (...). Or Mohammad n'a pas gouverné selon son autorité ou en consultant le peuple, mais en suivant le Coran, la parole de Dieu ». Et l'on pourrait multiplier les exemples.

Une même peur de la laïcité sciemment confondue avec l'hostilité à l'égard de la religion

Bien que la laïcité soit un principe visant en premier lieu à « assurer la liberté de conscience et à garantir la liberté de culte » afin que « nul ne (puisse) être inquiété pour ses opinions même religieuses », elle est rejetée par l'islam politique comme par le christianisme politique sur la base de son assimilation à une idéologie hostile à la religion, tout simplement parce qu'elle prône la séparation du politique et du religieux.

Les islamistes, comme les idéologues du christianisme politique, n'ignorent pas que la laïcité « assure la liberté de conscience et garantit la liberté de culte » ; ils savent qu'elle n'est pas hostile à la religion. Ce qui les gêne, les uns comme les autres, c'est qu'elle refuse que l'État et les pouvoirs politiques soient les instruments de l'hégémonie de leur doctrine au détriment de toutes les autres ; c'est la liberté de conscience qui leur fait peur. Le rejet des droits humains se fonde sur la conviction qu'ils sont contraires aux « droits de Dieu » et à sa Loi.


Une même misogynie

La misogynie de l'islam politique, qui se nourrit du poids des traditions patriarcales encore très pesantes dans la plupart des sociétés musulmanes, n'a pas besoin d'être démontrée. Le sort réservé aux femmes dans ces sociétés et dans les programmes politiques des mouvements qui se réclament de l'islam politique illustre cette misogynie maladive : longue est la liste des discriminations de toutes sortes que vivent les femmes. Certes, le christianisme politique, du fait des mœurs des sociétés dans lesquelles il a vu le jour, ignore toute une partie du programme de l'islam politique dans ce domaine (notamment en ce qui concerne la polygamie, la question de l'héritage, de l'adoption, etc.). Cependant, ses réactions à l'égard des premières mesures en faveur de l'ouverture de l'enseignement aux femmes ne sont pas très éloignées des conceptions prônées par l'islam politique. Et ce sont des points de vue que développent tous les discours machistes, quelle qu'en soit l'idéologie, religieuse ou non.

Ainsi, en réaction à la loi du 18 mars 1880 autorisant l'ouverture des externats de jeunes filles, un homme politique libéral, Janet, disait : « ... plus délicates, elles doivent être élevées pour la simplicité de la vie domestique, pour l'obéissance, pour la piété, pour les vertus douces et timides ; ce qui est un bien pour les hommes est un danger pour elles ». Un autre s'offusque : « Au lieu de faire aimer à la femme le rôle secondaire, inférieur, mais encore si grand qui est le sien propre, on lui répète qu'elle a droit à partager avec l'homme le premier rôle ...c'est là tout simplement le renversement des lois de la nature, et c'est un véritable oubli des conditions d'une société régulière telle que la religion catholique l'institue... ».

La littérature des pays musulmans, de l'islam politique comme de tous les conservateurs machistes qui ont peur pour leurs privilèges, regorge de ce genre de regrets, d'indignations, d'invocations conjointes de la religion et de la nature, dans l'espoir de retarder les échéances ou, quand il est trop tard, de retrouver le « paradis perdu ».

En vérité, les positions du christianisme politique et de l'islam politique à ce sujet, comme à propos d'autres questions, sont tributaires de l'évolution des opinions, des mœurs et de l'état de la société à laquelle ils ont affaire.

Les mêmes revirements générateurs des mêmes adaptations

En effet, dans les deux cas, l'évolution de la société, le désespoir de restaurer l'ordre traditionnel défendu bec et ongles contre la « modernité permissive » et l'« État sans dieu » ont vite eu raison du zèle montré dans la défense de la monarchie de droit divin, d'un côté, et du Califat, de l'autre. Dans le cas du christianisme politique, faute de mieux, l'Empire, la monarchie constitutionnelle au 19e siècle, puis le Régime de Vichy ont été soutenus contre la République. Quant à l'islam politique, ses courants majoritaires ont très vite renoncé à la restauration du Califat pour fonder leur espoir sur la monarchie saoudienne puis sur tel ou tel régime qui affiche son rejet de la « modernité occidentale », de sa laïcité et de ses « faux droits de l'Homme », etc. et qui proclame son attachement à la sharî`a comme unique ou principale source du droit.

Puis, de revirement en revirement, d'adaptation en adaptation, l'islam politique et le christianisme politique ont atténué leur critique à l'égard de la démocratie et des droits humains qu'ils ne rejettent plus en bloc. Ils ont graduellement intégré les droits auxquels ils ont réussi à trouver une certaine conciliation avec la norme religieuse dont ils avaient renouvelé l'interprétation sous la pression de l'évolution des idées, des mœurs et des relations sociales, tout en continuant à rejeter, avec la même véhémence, les principes qu'ils jugent incompatibles avec leur conception de la religion.

Les diverses adaptations qui ont eu lieu ne sont pas étrangères aux changements de stratégie auxquels ils furent contraints. L'échec des différentes tentatives de reconquérir le pouvoir par le haut les a conduits à essayer de profiter des possibilités qu'offrent les sociétés modernes pour développer des stratégies de reconquête par le bas : « enfouissement », création de différentes associations professionnelles, syndicales, socioculturelles, caritatives, voire des partis politiques pour participer à la vie politique et à la compétition démocratique pour le pouvoir, etc. Cette stratégie fut à l'origine de clivages, au sein du christianisme politique, entre courants traditionalistes tournant le dos à la société et au siècle et courants intégrant de plus en plus les valeurs de justice sociale, de liberté et de démocratie, que la société elle-même avait intégrées. C'est de ces courants que sont nés les partis démocrates chrétiens, la social-démocratie chrétienne, la théologie de la libération en Amérique latine. Qu'en est-il pour l'islam politique ? Peut-on dire qu'il a connu ou qu'il est en train de connaître les mêmes évolutions ?

À quelles conditions l'islam politique est-il soluble dans la démocratie ?

Les sociétés musulmanes n'ont pas accompli la rupture avec l'ordre traditionnel et n'ont pas connu des mutations comparables à celles que la France et les pays européens ont connues. Elles n'ont connu ni révolution industrielle, ni une activité philosophique comparable aux Lumières, ni des transformations politiques comparables à l'œuvre de la IIIe République. Les tentatives de réformes entreprises dès la fin du 18e siècle ont buté sur les obstacles générés par la colonisation et les effets de l'accélération de la mondialisation. Ce sont là des facteurs importants qui expliquent les différences entre l'évolution actuelle de l'islam politique et celle qu'a connue le christianisme politique, notamment en Europe. Or, au-delà des problèmes qu'elle génère, la mondialisation peut aider à la diffusion de valeurs universelles détachées des références religieuses particulières. Une telle situation joue en faveur d'évolutions qui, en Europe, ont été favorisées par des transformations plus lentes et plus profondes. On pourrait dire que deux grandes tendances sont en train de se dessiner au sein de l'islam politique :

-         la tendance qui ne voit dans les droits qu'offre un système démocratique, existant ou revendiqué, qu'un moyen parmi d'autres pour éliminer les adversaires et accaparer le pouvoir ;

-         la tendance de plus en plus présente qui considère que la démocratie et les droits humains ne sont pas seulement des moyens, mais des fins compatibles avec une interprétation de la normativité musulmane prenant en compte l'évolution du monde.

Mais il ne faut pas se leurrer. Pour toutes les raisons déjà rappelées, la première tendance est encore majoritaire ; l'absence de vie démocratique dans la quasi-totalité des pays musulmans n'est pas étrangère à cette réalité.

Les évolutions que connaissent les mouvements se réclamant de l'islam politique dans les communautés musulmanes installées en Europe semblent confirmer ce diagnostic qui, s'il s'avère juste, montre les grandes similitudes entre l'islam politique et le christianisme politique auxquels il serait fâcheux de réduire l'islam et le christianisme, et qu'il faut analyser comme des réalités dynamiques et non comme des essences figées.

Une urgence démocratique

L'islam politique et, au delà, le réinvestissement du champ politique par le religieux sont le signe d'un déficit démocratique. La promotion d'une démocratie prenant en charge le lien social à travers notamment le développement des droits socio-économiques et culturels garantis par des services publics permettra aux sociétés musulmanes d'envisager une sortie des despotismes qui les bloquent, autrement que par le passage par une expérience islamiste.

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Manifestation iranienne juin 2009

L'islam politique ne passera pas forcément par les mêmes cheminements qu'a connus le christianisme politique. Cependant, l'histoire, l'analyse politique des mouvements politico-religieux et toutes les études concernant ce type de phénomènes montrent que les mouvements hostiles à la démocratie et à la sécularisation n'ont renoncé à leur projet que contraints et forcés. Sans le triomphe d'une culture démocratique, portée par des forces démocratiques crédibles, il est difficile d'espérer une conversion de ce genre de mouvement à la démocratie. C'est pourquoi l'urgence démocratique n'est pas de s'allier avec l'islam politique au nom d'une hypothétique conversion démocratique, totale ou partielle, de ses expressions, ni de faire le jeu des pouvoirs autoritaires qui veulent exclure arbitrairement de la vie politique des adversaires dont ils craignent la menace pour leur hégémonie sur la société et l'État. L'urgence est de construire un pôle démocratique capable d'être une alternative crédible et aux pouvoirs en place et à l'islam politique.

Mohamed Cherif Ferjani
Février 2010

crayon

Professeur à l'Université Lyon2, Mohamed Cherif Ferjani est l'auteur de travaux sur l'islam et les relations entre le politique et le religieux dont : Islamisme, laïcité et droits de l'Homme, 1992, Les voies de l'islam : approche laïque des faits islamiques, 1996, Le politique et le religieux dans le champ islamique, 2005.


 

 
Islam Voies de l'islam Champ islamique

Mohamed Cherif Ferjani
Islamisme, laïcité et droits de l'Homme
Paris, L'Harmattan, 1992

Les voies de l'islam : approche laïque des faits islamiques
Besançon, CRDP de Franche Comté, 1996

Le politique et le religieux dans le champ islamique
Paris, Fayard, 2005.

 

 

 


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