Politique et religion à la Modernité : Machiavel, Hobbes et Spinoza

Religion et politique ont longtemps été pensées comme indissociables, que ce soit sous la forme d'une théologie civile dans l'Antiquité gréco-romaine ou sous celle de l'augustinisme politique dans le Moyen Âge chrétien : immanentes l'une à l'autre ou dans un rapport de subordination, les sphères politique et religieuse semblaient inextricablement nouées. C'est pourtant ce lien étroit que la philosophie moderne a petit à petit défait, en commençant par jeter les bases théoriques d'un État souverain débarrassé de toute tutelle théologique. Machiavel, Hobbes et Spinoza, chacun à sa manière, ont contribué à ce mouvement.

Le Prince de Machiavel

540px-Santi di Tito - Niccolo Machiavelli's portrait

Les premiers frémissements de ce mouvement d'affranchissement de la pensée politique sont déjà perceptibles au 16e siècle chez le philosophe hors norme qu'est Machiavel. Le Prince, écrit en 1513, marque une profonde rupture avec la tradition antérieure des manuels à l'usage des princes par l'anti-conformisme radical qu'il manifeste vis-à-vis de la morale chrétienne. Les vertus habituellement prônées par les conseillers des princes (sagesse, patience, modération, bonne foi, clémence...) sont toutes battues en brèche par le philosophe florentin qui leur préfère un ensemble de qualités variant en fonction des circonstances et répondant uniquement à un impératif d'efficacité. Le prince vertueux se mue en prince habile dont le but premier est d'acquérir et de préserver l'État (mantenere lo stato). En faisant fi de la morale chrétienne, l'œuvre de Machiavel manifeste l'indépendance de la pensée politique à l'égard de toute tutelle idéologique, la politique devenant un domaine de savoir autonome.

Mais la religion n'est pas pour autant négligée par Machiavel : elle fait entièrement partie de l'imaginaire des hommes et constitue de ce fait  une des clés de voûte de la vie politique. Le réalisme machiavélien veut en effet que l'on tienne compte de la « vérité effective de la chose », c'est-à-dire de l'expérience plutôt que d'un idéal illusoire. Or cette expérience nous apprend que le peuple vit dans l'opinion et l'imagination. La religion relève de ce règne de l'apparence qui façonne les rapports de pouvoir entre les hommes. C'est bien la religion qui, dans Les Discours sur la première décade de Tite-Live, participe au succès de la république romaine en favorisant un état d'esprit fier, libre et courageux. Et c'est encore la religion, chrétienne cette fois, qui, du temps de Machiavel, mobilise les foules. L'atteste le succès du moine dominicain Savonarole, qui canalisa la ferveur populaire et parvint même à instaurer une république puritaine à Florence durant quatre années à la fin du 15e siècle.  Même si Machiavel n'a que mépris pour la religion chrétienne (elle a, selon lui, entretenu la division de l'Italie et favorisé des mœurs dissolues), le prince doit néanmoins pouvoir s'adapter à cette donne et feindre autant que possible  la religiosité pour paraître pieux aux yeux du peuple. Ce qui ne doit nullement l'empêcher d'« entrer dans le mal » si la nécessité l'exige, c'est-à-dire si la préservation de l'État l'impose. Avec Machiavel, la religion devient donc un instrument de ruse aux mains du prince. Cette subordination du religieux à des fins politiques lui vaudra une réputation sulfureuse durant plusieurs siècles.

Hobbes et le Léviathan

Leviathan libro

Parmi les lecteurs de Machiavel, Hobbes et Spinoza lui voueront une grande admiration. Ils se montreront particulièrement sensibles à sa prise en compte de l'imaginaire, ainsi qu'à son refus de toute emprise de la religion sur la pensée politique. Dans le célèbre Léviathan (1651), Hobbes sera le premier à proposer une théorie de l'État souverain comme artifice purement humain issu d'un « contrat social ». À une époque où partout le pouvoir du Roi se pense en terme de droit divin et où « toute autorité vient de Dieu », fonder la légitimité du pouvoir non plus sur des principes théologiques mais sur une pure convention est proprement révolutionnaire. Si Hobbes est encore aujourd'hui considéré comme le fondateur de l'État moderne, c'est bien parce qu'il a pu penser l'État comme la production des hommes, qui se donnent à eux-mêmes leurs propres lois et institutions indépendamment de toute intervention divine.

Mais si le Léviathan a fait scandale, c'est aussi pour son interprétation de la Bible et pour la critique de l'Église qui en découle. En effet, Hobbes est parfaitement conscient de l'impact de l'imaginaire religieux sur les conceptions politiques de ses concitoyens : ceux-ci préfèrent encore mourir plutôt que risquer de désobéir à Dieu ; aucun souverain humain ne fait le poids face à un commandement supposé divin. C'est pourquoi Hobbes consacre plus de la moitié du Léviathan à réinterpréter la Bible. Il vise à convaincre ses lecteurs que le message biblique n'exige d'eux rien d'autre  que l'obéissance au souverain et la foi dans quelques dogmes très simples. L'Église romaine est accusée d'avoir abusé durant des siècles de la crédulité du peuple en inventant sans cesse des dogmes nouveaux sans lien avec la religion « vraie » (en particulier la croyance dans les enfers et l'idée que l'Église incarne le royaume de Dieu sur terre) dans le seul but d'en tirer le maximum de profit personnel.

En contestant ces dogmes largement partagés par la communauté chrétienne, Hobbes se met évidemment en danger. Mais cette réforme de l'imaginaire religieux est indispensable à la transformation de la culture populaire qu'il appelle de ses vœux : il faut débarrasser les hommes des peurs irrationnelles grâce auxquelles l'Église romaine prospère, rétablir les peurs rationnelles et utiles comme celles de la mort ou des sanctions infligées par le souverain, et permettre une meilleure compréhension de l'essence du pouvoir civil. On le voit, l'éducation du peuple ne se réduit pas à une critique de la religion « corrompue », mais consiste aussi à préparer les esprits à l'avènement d'une politique rationnelle et déthéologisée.

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