Politique et religion à la Modernité : Machiavel, Hobbes et Spinoza

De Hobbes à Spinoza

Spinoza

Spinoza (1632-1677) présente de nombreux points communs avec Hobbes, mais fait un pas de plus vers la laïcisation de l'État. Comme lui, il rompt avec la pensée théologico-politique médiévale en effectuant un travail critique sur la Bible et sur la religion pour montrer comment théologie et politique (mais aussi théologie et philosophie) doivent absolument être distinguées. Comme lui, il défend farouchement le pouvoir politique de toute emprise religieuse et prône une totale autonomie de l'État, dont la légitimité ne se fonde plus sur aucun dogme théologique, mais uniquement sur des principes rationnels. Néanmoins, chez Hobbes, cette autonomie de la sphère politique n'entraîne pas pour autant la liberté d'expression dans l'espace public : certes, « la pensée est libre », nous dit Hobbes - c'est-à-dire que nul ne peut la contraindre par la force - mais les convictions personnelles relèvent du « for intérieur » de chacun et ne peuvent faire l'objet d'une manifestation publique qu'à condition d'être autorisée par l'État. Si le souverain le souhaite, il peut même imposer un culte particulier. Ce qui importe c'est que l'espace public soit entièrement sous la coupe du pouvoir civil et ne laisse entrevoir aucun dissensus qui ferait craindre un retour à l'« état de nature » des guerres de religions.


Si Spinoza peut, quant à lui, être considéré comme un précurseur de la laïcité, c'est parce qu'au-delà de la sécularisation du pouvoir politique, il a défendu la liberté de conscience (chacun est libre d'exprimer ses opinions et de les défendre publiquement), fondée sur la distinction principielle du droit public et du droit privé. La religion relève désormais du droit privé de l'individu : pas plus qu'il n'a à subir les pressions religieuses, l'État ne doit « prendre  parti » pour une option religieuse ou philosophique ; toute loi qui criminaliserait une opinion serait automatiquement source de violence. L'État devient ainsi instance de pacification qui ouvre un espace public libéré de toute tutelle, y compris étatique. L'Amsterdam du siècle d'or, terre d'asile des réfugiés politiques et lieu de coexistence de multiples religions et sectes, apparaît comme la préfiguration d'un gouvernement laïque qui conjuguerait séparation des pouvoirs, neutralité de l'État et pluralisme assumé.

De la laïcité

Au-delà du mouvement même de sécularisation, la laïcité suppose un mouvement d'arrachement, un écart à soi qui est tout sauf « naturel », un travail de la culture sur elle-même pour prendre distance vis-à-vis de ses croyances et pratiques et admettre de les relativiser. En portant ses convictions (religieuses, agnostiques ou athées) dans un espace public ouvert au débat, chaque citoyen accepte de les remettre en question ; il accepte aussi de reconnaître celles des autres, la « scène » publique se manifestant dès lors comme un lieu de rencontre, mais aussi de dissensus. En cela, la laïcisation des sociétés est indissociable du processus démocratique identifié par Claude Lefort comme le rejet de tout fondement intangible et l'acceptation d'une société irrémédiablement divisée, dont les valeurs sont sans cesse soumises à un débat « sans terme et sans garant ».

Néanmoins, et même si elle ne s'y réduit pas, cette lente et profonde révolution symbolique n'aurait pas été possible sans la séparation du théologique et du politique, à laquelle Machiavel, Hobbes et Spinoza ont contribué dès l'aube de la modernité.

Anne Herla
Février 2010

 

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Anne Herla est chercheuse au Service de philosophie morale et politique de l'ULg, membre de l'Unité de recherche «Histoire et anthropologie des religions», auteur de Hobbes ou le déclin du Royaume des Ténèbres.


 

Hobbes

 

Anne Herla
Hobbes ou le déclin du Royaume des Ténèbres. Politique et théologie dans le Léviathan, Paris, Kimé, 2006.

 

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