Quand les dieux étaient des concitoyens... De la cité antique à l'empire chrétien

Les cités antiques, de la Grèce à Rome, ont inscrit les dieux au cœur du politique. Quand on naissait citoyen, on était partie prenante d'un système religieux où les dieux étaient conçus comme des partenaires avec lesquels il était possible de négocier. Les cultes de la cité étaient respectés au même titre que les lois qu'elle se donnait, sans qu'un quelconque credo ou une adhésion de nature spirituelle ne soient requis. L'articulation du politique et du religieux était donc d'une autre nature que celle qui nous est familière aujourd'hui.

Zeus

La pluralité des dieux antiques a longtemps été considérée comme une curiosité par les savants modernes qui ont mis des siècles à se dégager d'un regard culturellement déterminé sur les religions des autres. Comment les Grecs, inventeurs géniaux du théâtre, de l'histoire et de la philosophie, avaient-ils pu témoigner de tant de naïveté, voire d'aveuglement, sur le plan religieux ? La famille de Zeus, constituée de dieux querelleurs, jaloux de leurs prérogatives, mécaniquement honorés par des rituels vides de toute spiritualité, venait à la rigueur nourrir les manuels de mythologie, mais de « vraie » religion, il ne pouvait être question. Comment les Romains, qui avaient conquis le monde, avaient-ils pu assumer pendant des siècles un système ritualiste et considéré comme vide de sens ? La meilleure preuve de l'inanité de ces « religions païennes » semblait être l'inexorable victoire du christianisme au sein d'un empire qui se serait détourné de ses dieux au profit du vrai Dieu.

De telles conceptions ont été heureusement dépassées et l'approche scientifique des religions a fait le lit des jugements de valeur à connotation apologétique. Il est cependant difficile de comprendre certaines implications de systèmes religieux qui nous restent largement étrangers. Une de ces difficultés tient au rapport entre la sphère politique, publique, et ce que nous appelons désormais « le religieux ». Nos sociétés sécularisées ont largement réservé la vie religieuse à la sphère privée. Mais qu'en était-il dans ces cités anciennes qu'étaient Athènes et Rome ?

Victoire de Samothrace

 

Des dieux dans la cité grecque

Les affaires des dieux et celles des hommes faisaient partie des préoccupations du conseil et de l'assemblée de l'Athènes classique, au ve siècle avant notre ère. Ce système politique fraîchement devenu démocratique débattait en priorité des premières et passait ensuite aux secondes, non sans avoir procédé à un sacrifice au début de chaque séance. Les affaires des dieux relevaient avant tout de la bonne gestion des sanctuaires et des rituels qui s'y déroulaient. Honorer correctement les dieux faisait partie de ce que l'on appellerait aujourd'hui « la bonne gouvernance ». Les dieux étaient considérés comme des partenaires de la vie de la communauté dont il fallait se ménager les bienfaits. Leur pluralité exigeait que chacun reçoive son dû, selon un équilibre subtil que chaque cité pouvait recomposer au gré des circonstances. Sauf cas exceptionnel, la négociation restait toujours ouverte avec de tels partenaires. Le modèle politique de la vie communautaire des cités s'appliquait aussi aux relations avec les dieux et l'imbrication étroite du politique et du religieux s'explique dans ce cadre. Il faut donc se garder d'y voir un quelconque modèle « théocratique ».

 

Une « théologie » civile à Rome

Cette modalité de fonctionnement d'une cité face à des « dieux citoyens » est d'autant plus perceptible à Rome que des interprètes de haut vol, comme Cicéron ou Varron, l'ont intégrée dans leurs explications de la réussite exceptionnelle de leur cité. Pour ces érudits, qui étaient aussi engagés dans la vie publique, l'efficacité du système religieux mis en place à l'aube de l'histoire romaine faisait partie des raisons du succès de Rome. L'ascendant qu'elle avait pris sur les autres peuples était conçu comme le signe manifeste de la faveur divine.

La structure du système religieux officiel des Romains est construite sur une logique quasiment juridique : la République a passé une sorte de contrat avec ses dieux. Cet accord salutaire est conçu comme un traité de paix et reçoit le nom de pax deum, « paix des dieux ». Quand les revers subis atteignaient une intensité inhabituelle, que ce soient des défaites militaires ou des problèmes de santé publique, ils étaient considérés comme le signe d'une rupture de cette « paix des dieux ». Diverses stratégies étaient alors mises en place pour restaurer l'accord. On pourrait définir la religion officielle des Romains comme la mise en forme rituelle d'un tel accord. La médiation du dialogue entre la cité et ses dieux passait obligatoirement par ce que nous appelons « le politique ». Le point de vue privé ou le sentiment religieux étaient une autre affaire, qui ne relevait pas de ce que les Romains appelaient religio.


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