Quand les dieux étaient des concitoyens... De la cité antique à l'empire chrétien
sénat romain

Dès lors, quand Varron veut écrire un vaste traité sur les Antiquités des affaires humaines et divines, il se justifie d'avoir placé les affaires divines après les affaires humaines, en remarquant qu'il ne pouvait être question de culte rendu aux dieux si une cité n'existait d'abord pour s'en acquitter. Les dieux n'acquièrent vraiment de réalité que dans la mesure où une communauté les reconnaît tels en les honorant d'un culte. C'est une attitude typiquement romaine – mais les Grecs auraient pu s'y reconnaître aussi – que de se placer au cœur de la cité pour penser les rapports que les hommes entretiennent avec les dieux.

C'est plus précisément encore ce que Varron appellera la « théologie civile ». Il la place au premier rang, en tant qu'œuvre des législateurs, devant la « théologie naturelle », développée par les philosophes, et la « théologie mythique » en usage chez les poètes. Les premiers penseurs chrétiens ont abondamment puisé à l'œuvre de Varron. Mais, contrairement à ce qu'ils ont pu prétendre, la théologie civile n'est pas le masque résigné des conceptions du philosophe obligé de composer avec le monde. Au contraire, une telle tripartition montre, d'une part, l'importance de l'insertion des dieux dans la cité et son espace public, tout autant que la nécessité de distinguer la théologie civile de la réflexion philosophique sur les dieux ou de la poésie qui les chante. Ces deux derniers plans relèvent de la sphère privée.

Ce sont donc la cité et son bon fonctionnement qui sont au cœur du propos : la théologie civile s'inscrit dans l'ordre du politique et, dans ce registre, l'autorité des détenteurs des grands sacerdoces de la République est bien plus importante que celle des plus prestigieux philosophes. La théologie civile est l'ensemble formé par les traditions rituelles que portent les institutions religieuses de Rome, représentées par les grands collèges sacerdotaux. Le philosophe, inventeur de systèmes complexes de représentation du monde, tout autant que le poète qui offre des dieux une image contrastée, s'effacent devant les praticiens experts en affaires divines au cœur de la cité.

 

Des dieux concitoyens au Dieu transcendant

Empereur Constantin

Les notions d'« adhésion » ou de « conversion » n'auraient guère eu de sens dans les systèmes religieux grec et romain. Pour trouver ce type de notion, c'est vers les écoles philosophiques qu'il faut se tourner. Le citoyen, quant à lui, était engagé, par son statut même, dans la vie religieuse de sa communauté, et accomplissait les rites requis par le « contrat » passé avec les dieux. C'est donc l'appartenance à la cité qui était première, ce que les Antiquités de Varron illustrent bien. Quant à l'existence même des dieux, elle était tenue pour acquise et il était également acquis qu'ils trouvaient un intérêt à s'occuper des hommes.

L'émergence progressive du christianisme au cœur de l'empire romain est un processus difficile à analyser dans toutes ses composantes. Sans entrer dans le détail, il faut souligner l'importance du renversement opéré par rapport aux systèmes polythéistes qui sont alors bien vivants. La communauté que forment les premiers chrétiens n'est plus commandée par le statut de citoyen, mais par l'adhésion, la conversion, à un message considéré comme vrai parce qu'il émane de Dieu lui-même sous la forme d'une révélation. Ils rejettent une religion civique dont les interlocuteurs divins sont multiples et qui est orientée vers la prospérité de la communauté. Il s'agit désormais d'une adhésion de foi individuelle qui proclame la vraie religion du vrai Dieu désormais unique. La différence de point de vue est considérable, du moins au cours des trois premiers siècles de notre ère, tant que les chrétiens restent minoritaires dans l'empire.

Lorsque l'empereur Constantin se convertit, à la fin de sa vie, il ouvre la voie à une nouvelle configuration du politique et du religieux. Tout en continuant de s'affirmer comme la vraie religion du vrai Dieu, le christianisme se moulera dans les cadres institutionnels de l'empire romain, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes de cette transition entre deux mondes. Mais si l'Église et son organisation reprennent à leur compte un tel arrière-plan (le pape n'est-il pas le pontifex maximus !), le fondement confessionnel d'une adhésion en forme de profession de foi est sans commune mesure avec le système antérieur. Politique et religieux s'articuleront à nouveau dans les siècles ultérieurs, avec l'affirmation toujours plus radicale que l'empire est devenu chrétien, mais Dieu ne sera plus un concitoyen avec qui l'on passe un contrat...

 

Vinciane Pirenne-Delforge
Février 2010

 

icone crayon

Vinciane Pirenne-Delforge est chercheur du FRS-FNRS, membre de l'Unité de recherche « Histoire et anthropologie des religions » à l'Université de Liège, où elle travaille sur les systèmes polythéistes antiques et l'histoire comparée des religions. Elle a publié Retour à la source. Pausanias et la religion grecque.

 


 

Retour à la source

 

Vinciane Pirenne-Delforge
Retour à la source. Pausanias et la religion grecque
Centre international d'étude de la religion grecque antique, Liège, 2008.

 

Page : précédente 1 2