De la chrétienté universelle à l'Europe moderne : quels liens entre Église et État ?

Pratiques communautaires et espaces publics

Procession Piazza del Duomo à Florence

Dans cette Europe confessionnelle, tous les événements politiques qui marquent la communauté — naissances ou mariages princiers, déclarations de guerre, victoires, paix... — sont célébrés religieusement, tant dans les terres catholiques que protestantes. Les catholiques, en particulier, mettent au service de cette communication politique leur rhétorique spectaculaire. Des Te Deum sont chantés dans les églises principales, des processions scénographiées envahissent l'espace urbain : l'Église catholique participe aux heurs et malheurs de l'État qu'elle soutient par des solennités aux dramaturgies complexes qui mobilisent tous les sens. Encens, lumières, chants et décors se déploient dans les rues et sur les places publiques pour rendre gloire au prince ou demander à Dieu qu'il garantisse dans son royaume ordre et stabilité. Plus simplement, chaque dimanche, en chaire, le curé communique à ses ouailles les décisions du Conseil de ville, pourtant placardées dans la ville mais inaccessibles à une population largement analphabète.

Ces catholiques évoluent dans un univers éminemment sacralisé. Leurs journées sont rythmées par la sonnerie des heures dévotionnelles et de l'Angelus. Les parcours quotidiens qu'ils empruntent à l'intérieur de leurs villes sont émaillés de chapelles, images saintes et autres croix devant lesquelles chacun s'arrête au gré de ses dévotions. Les fêtes obligatoirement chômées pour célébrer la Vierge et le long cortège de saints sont légion.

Nuremberg chronicles - Flagellants

La vie religieuse s'expérimente dans des pratiques collectives qui ne se cantonnent pas aux espaces consacrés : une importante activité religieuse se donne à vivre et à voir hors des églises paroissiales. La réforme catholique encourage vivement le renouveau des pèlerinages, proches ou lointains, qui se pratiquent le plus souvent en groupe. Des groupes de processionnants angoissés sillonnent les villes et les campagnes cumulant les gestes et les invocations pour tracer une toile protectrice contre toutes sortes de dangers, des plus imaginaires aux plus directement menaçants. Le Saint-Sacrement, les reliques et les images miraculeuses sont régulièrement sortis de leurs sanctuaires pour apaiser un Dieu irrité par les péchés des hommes et laissant libre cours à sa fureur dans leur quotidien. Au passage de ces objets sacrés, dans les villes du sud de l'Europe, les dévots rassemblés le long du parcours processionnel s'abîment dans des expériences émotionnelles intenses, pleurant ou s'évanouissant. Pareilles émotions exacerbées et vécues en collectivité dans l'espace public ont lieu lors des processions des confréries de Pénitents qui, vêtus d'un sac et la tête couverte d'une cagoule, se flagellent devant tous sur un mode qui, dans le sud de l'Italie, atteint des proportions sanglantes. La cité se sent fragile : elle appelle Dieu. Et les communautés religieuses de collaborer avec les magistrats locaux, les assemblées d'États ou les Métiers pour organiser processions et cortèges où l'ordre politico-social de la cité en crise sera réaffirmé avec force. Ces processions extraordinaires, indépendantes des dévotions dûment réglées, sont les témoins éphémères d'une stabilité politique fantasmée.


La promotion du laïcat

Les confréries de laïcs connaissent une évidente multiplication dans les régions catholiques. Parmi elles, les congrégations mariales organisées par les jésuites rencontrent un succès croissant parmi ceux qui détiennent le pouvoir mais aussi parmi les bourgeois, les artisans, les enfants et les domestiques. Favorisant les dévotions publiques et collectives, ces sodalités imposent une religion communautaire à un nombre massif de congréganistes : tous accomplissent ensemble tous les gestes de piété, même les plus intérieurs, et toutes les pratiques religieuses. L'intention d'une telle communautarisation est claire : il s'agit d'établir un ordre social catholique et de recréer, à travers l'Europe confessionnelle, une solidarité des catholiques. Bien sûr, depuis le 16e siècle et les succès de la Devotio moderna, la piété individuelle et un retour vers l'intériorité ont été promus. Nombreux et forts sont les courants qui ont voulu établir entre le chrétien et Dieu une relation directe, intime et personnelle, libérée de l'important formalisme qu'imposent les formes collectives de dévotion. Pourtant, le caractère communautaire et politique du christianisme ne s'efface pas au cours de l'Ancien Régime. Ces laïcs engagés, évoluant en phase avec la vie sociale, économique et politique, devaient infiltrer la société et l'inviter à se couler dans le moule que l'Église avait formé pour elle.

Dans l'Europe des pré-Lumières, le religieux se déconnectera progressivement du politique. La victoire de la souveraineté de l'État gommera peu à peu ce qu'il restait de la chrétienté pour laisser la place à une Europe toujours plus sécularisée. La religion sera poussée hors de l'État laissant aux hommes le soin de prendre en main leur destinée. Le droit des gens l'emporte désormais sur le droit de Dieu. Et si l'Église se raidit en adoptant des positions intransigeantes, elle ne peut empêcher que le « trône » s'éloigne de « l'autel ».

Annick Delfosse
Février 2010

crayon
Annick Delfosse enseigne l'histoire moderne à l'Université de Liège. Elle est membre de l'Unité de recherche « Histoire et anthropologie des religions ». Elle a publié La « Protectrice du Païs-Bas ».

 

 
Protectrice des Pais Bas
 

Annick Delfosse
La «Protectrice des Païs-Bas». Stratégies politiques et figures de la Vierge dans les Pays-Bas espagnols
Paris, Brepols, 2009
 
 

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