Océans : là où le cinéma danse

Bien plus qu'un documentaire sur le monde marin, le film Océans de Jacques Perrin et Jacques Cluzaud se donne d'abord à voir comme un spectacle qui s'approprie toute la fluidité et l'excentricité d'un monde en chorégraphie continue, un monde qui dévoile ici son immensité et sa profondeur en grand format.

Océans

Kino-Tanz

Quelques mois après la publication de l'ouvrage de Dick Tomasovic, Kino-Tanz - l'art chorégraphique du cinéma (voir présentation sur le site Reflexions), la sortie en salles d'Océans permet d'illustrer à l'extrême le point de départ de l'auteur, qui, à partir d'une citation de Paul Valéry dans Degas Danse Dessin (1938), souligne que « la simple capture du mouvement d'un bal de méduses offre, métamorphosée par le dispositif cinématographique, la danse la plus fascinante et la plus érotique qui soit1. »

Dans cette optique, en explorant d'autres créatures, dont les formes et les mouvements sont souvent insoupçonnés du public, et en optant pour un grand format, long et ambitieux, Océans peut répondre à l'invitation lancée par Dick Tomasovic : une invitation à la danse, une invitation à faire danser les images, une invitation à regarder le cinéma à la lumière de la danse.

Même s'il est de temps en temps accompagné d'une voix-off, le film tente relativement de s'affranchir de toute narrativité et de tout discours. Persistent quelques questionnements sur l'humanité, l'univers, la nature, mais au final, attirer l'attention sur les méfaits de la pêche excessive, de la pollution et du réchauffement climatique reste quelque chose de mille fois répété – ce n'est pas là la force du film. Océans s'arme d'une charge persuasive bien plus grande dans sa volonté d'immortaliser – aujourd'hui, maintenant et partout dans le monde – des créatures dont les formes et les gestes risquent de disparaître. Il y a une logique à la fois photographique, chorégraphique et cinégénique dans ce type de démarche : capturer un passage, un tracé, un « avoir été là » dans la splendeur même de son mouvement inquiète profondément sur l'avenir, quand bien même, en dehors de la Science, rien ne lie foncièrement l'humain à ce monde ; sinon, justement, le spectacle, l'aquarium, le cadre.

Océans

Océans fonctionne dès lors comme un aquarium infini où l'humain n'est pas l'hôte, mais l'invité. La place de l'homme dans l'eau prend sens à partir de l'instant où il se transforme en luciole aquatique, dotée d'un œil de verre logé dans un « caisson étanche et hydrodynamique2». 

Océans

C'est d'abord le caméraman qui est invité à danser. Les réalisateurs soulignent d'ailleurs cette dimension dans la description de leur dispositif : « Ne plus être au spectacle, mais y participer. Ne jamais ralentir : l'impression de vitesse, de vitalité est bien trop précieuse. C'est cela : une caméra qui danse avec les baleines, bondit avec les dauphins, fuse avec les thons et plane avec les raies mantas3. »  À l'heure du numérique omnipotent, on observe dans les grandes productions une sorte de banalisation des mouvements de caméra, puisque ceux-ci ne sont plus qu'un ensemble de coordonnées encodées dans un logiciel, et que de plus en plus de films recourent à l'animation tridimensionnelle – souvent à tort et travers –  pour obtenir leurs résultats ; mais ici, il y a quelque chose de véritablement énigmatique dans la fluidité, la proximité et la complicité obtenue par le dispositif. L'exemple d'une caméra qui valse sous l'aile d'une raie manta et qui vient lui chatouiller le ventre marquera sans doute les esprits.

En écho à cette fluidité, que l'on peut envisager ici dans sa littéralité, il est significatif que Dick Tomasovic prenne précisément l'exemple de la mer, de l'embarcation flottante, pour rappeler que, dès les origines du cinéma, les opérateurs pourchassaient le mouvant : « C'est désormais l'image entière qui se trouve affectée par le mouvement, le cadre lui-même qui accède à la mobilité. La caméra tangue. Le cinéma danse4. » Plus loin dans l'ouvrage, cette notion de fluidité prend un sens plus fondamental, celui d'une problématique rencontrée dans le cinéma d'animation, qui a trouvé dans la danse, précisément, la manière de polir sa fluidité. Océans se situe cependant dans un cas particulier, celui où cette fluidité n'est pas seulement une recherche contre la rupture et l'à-coup, mais également une contrainte du monde aquatique : les mouvements dans l'image et les mouvements de l'image ne peuvent progresser que par ondulation, par vague. On peut aller plus loin : l'ondoyant se propage dans la forme même que prennent les animaux, comme si toutes les créatures – même l'être humain – une fois plongées dans l'eau devenaient invertébrées.

Océans

Ainsi, il n'est pas étonnant qu'un mollusque prenne le nom de « danseuse espagnole » ou que la chorégraphie de Loïe Fuller se nomme la « danse serpentine ». Mais là où Fuller, comme le note Dick Tomasovic, « efface son corps pour laisser vivre pleinement les figures qu'[elle] a conçues5 », on note que le corps du mollusque est lui-même cette figure. C'est alors le dispositif cinématographique qui offre au mollusque l'opportunité de monter sur scène, et plus globalement, la démarche du film est de faire découvrir un monde truffé de figures et de jupes dont les chorégraphies coupent littéralement le souffle, l'inondant d'une vague d'excentricité remarquable.

Les figures chorégraphiées prennent d'autres formes tout au long du film, et on peut les multiplier ici à souhait. À vrai dire, la plupart des images du film peuvent être lues à la lumière des chapitres de L'art chorégraphique du cinéma. Ainsi, lorsque la horde de sardines tente d'échapper aux fous du cap qui plongent du ciel comme des missiles, cette scène de prédation pure se transforme en chorégraphie synchronisée, et les sardines, comme une même peau en tension puis en détente, n'ont rien à envier aux parades de Busby Berkeley. Il en est de même pour toute une série de scènes, depuis le combat du crabe et de la langouste – véritable chorégraphie qui s'approprie remarquablement les codes des films d'arts martiaux – jusqu'à la rencontre de deux armées d'araignées de mer géantes, en passant par la valse d'un manchot en apesanteur, les drapés d'une pieuvre violacée et le déhanchement des otaries.

Mais Océans, c'est également un film qui plonge le spectateur dans l'immensité d'un monde grave et impassible dont il n'a les repères spatiotemporels. Au fur et à mesure qu'on s'approche du géant ou du flâneur, la perception se voit inquiétée par les proportions et les rythmes. Nul besoin de ralentir les images pour magnifier le geste ; le geste est déjà magnifique et témoigne d'une indifférence envers tout spectacle et toute volonté de séduire ou d'impressionner. Aller voir ce film, c'est donc aller le voir sur grand écran, au premier rang, et se noyer dans un univers à la fois redoutable et fragile dont on ne cessera d'explorer les profondeurs.

 


 

 

Abdelhamid Mahfoud
Février 2010

 

icone crayon

Abdelhamid Mahfoud est étudiant en 2e année de master en Arts du spectacle, finalité spécialisée en cinéma documentaire.

 

Le film Océans sera projeté le jeudi 23 septembre à 20h15 au cinéma Sauvenière dans le cadre des animations autour de la Rentrée académique de l'Université de Liège, pendant laquelle Jacques Perrin recevra les insignes de docteur honoris causa

 

 



1 Dick Tomasovic, Kino-Tanz - l'art chorégraphique du cinéma, Presses Universitaires de France, Paris, 2009, p.13.
2 http://oceans-lefilm.com/, onglet Le Film > Le Dispositif
3 Ibid.
4 Dick Tomasovic, Kino-Tanz - l'art chorégraphique du cinéma, Presses Universitaires de France, Paris, 2009, p.17.
5 Ibid, p.69.