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Comment priver un enfant de son père ?

01 February 2010
Comment priver un enfant de son père ?

En 2005, Marcello Sereno est condamné pour attentat à la pudeur sur sa fille de 4 ans. L'ouvrage qu'il publie n'est cependant pas un plaidoyer destiné à clamer son innocence. S'il commence effectivement par le récit de sa descente en enfer, Sereno réalise surtout une analyse, aussi objective que possible, de la manière dont se construit la vérité, un décryptage des pratiques des institutions et des documents produits par la justice et les experts. La minutie et l'intelligence de cette analyse fait dire au juriste et philosophe François Ost que l'ouvrage devrait être au programme des facultés de droit et de psychologie.

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En 1996, éclatait l'affaire Dutroux.

On n'a certes pas fini d'en évaluer les conséquences. S'il en est de spectaculaires, il en est aussi de peu apparentes, mais qui n'ont pas fini de sortir leurs effets. Ce sont celles qui relèvent de ce que les militaires, avec leur pudeur habituelle, nomment « dommages collatéraux ».

Celles-là, il n'est pas bon de les évoquer, parce qu'elles ne sont pas exactement en phase avec la doxa. Je me souviens des tombereaux d'insultes que l'on déversa sur un psychologue de l'université de Liège, parce que, très tôt, il avait osé affirmer publiquement que, parmi les ravages les plus importants que cette affaire était en train de causer, il y avait les terreurs que l'on allait dorénavant instiller dans l'esprit de milliers de petits, et les malaises qui allaient dorénavant hypothéquer les rapports entre adultes et enfants. Pourtant, ces dégâts sont bien là : il n'est pas malaisé de les voir. Combien de pères n'osent plus prendre leur fille ou leur fils sur les genoux, et les serrer contre leur cœur ? Combien d'adultes savent qu'il leur est aujourd'hui interdit d'esquisser un sourire devant la frimousse inconnue qui illumine une rue grise ? Et c'est sans compter les flots sombres qui ont trouvé à s'agiter sous la déferlante blanche. Que de violences plus ou moins bien contenues se sont donné un exutoire socialement acceptable, à travers les vertueux appels à la vengeance (quand ce n'est pas carrément à la peine capitale) ! Combien de psychologues, bien différents de celui que j'ai cité, se sont autorisés à reprendre, sous le couvert du discours scientifique, le langage étroitement moralisant que la religion a aujourd'hui quelque peine à faire entendre ! Que de parties de poker où la carte « pédophilie » a été abattue, pour mettre l'adversaire en déroute !

C'est une de ces retombées dévastatrices de l'affaire Dutroux que conte et analyse le livre de Marcello Sereno, Comment priver un enfant de son père. Conscient que son cas n'est pas isolé, l'auteur l'a sobrement sous-titré Un dysfonctionnement ordinaire de la justice. Et de fait, le mérite de ce livre est de ne pas se réduire à un plaidoyer pro domo : il se tient loin de toute haine, et, sans que l'on n'y renie rien d'une sensibilité bien mise à mal par dix ans de tourments, fournit au citoyen un aliment pour une réflexion sensée, et même distanciée, sur ce qui arrive à notre société.

Cette mise à distance permet le dialogue critique entre l'auteur et son lecteur : j'y reviendrai. Mais elle a aussi pour effet de rendre plus terrifiant l'abîme dans lequel le premier précipite le second. Car le contenu de l'ouvrage se résume avec une brutale simplicité : l'homme qui s'y livre est un père condamné pour attentat à la pudeur sur sa fille, âgée de quatre ans et demi au début du drame.

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Le livre commence comme un récit, et c'en est un : « L'enfer a commencé le 18 janvier 2001, mais je ne savais pas encore qu'il s'agissait de l'enfer. J'imaginais juste qu'il s'agissait d'une de ces agaceries ou vexations que Victoire, la mère de Sophie, multipliait à mon égard depuis que nous nous étions séparés dans le déchirement, trois ans plus tôt ». Tout commence donc avec de simples obstacles mis aux entrevues entre le père et son enfant. C'est progressivement que ce père comprendra la raison de ces obstacles : l'imputation de pédophilie. Le récit ainsi rythmé (« La confidence », « L'accusation », « L'inquisition », « L'impuissance ») est d'abord celui d'une découverte, qui est un cauchemar. Ce qu'on découvre en effet, c'est une machine puissante qui broie le quotidien des personnes. Cette machine qui prétend tout voir est aveugle. Et peut-être est-ce sa complexité, pourtant garante de sa moralité, qui l'empêche de voir. Elle est en effet construite de multiples modules, qui tantôt se renforcent, tantôt se contrarient. Ces modules peuvent être policiers ; ils relèvent aussi plus souvent de l'appareil judiciaire. Mais les plus efficaces sont surtout ceux qui sont mus par l'institution psychologique. Les plus cruels aussi, car une de leurs fonctions est de demander à l'acteur de participer à ce qui le broie. On suit ainsi tout le décours qui, à partir de l'enquête, mène à un premier acquittement, puis à une condamnation. Superposé à ce premier récit, un second fil narratif court tout au long du volume : le lecteur suit toutes les démarches que le père, cet « obstiné de l'amour », entreprend des années durant pour maintenir un contact avec sa fille et faire valoir ses droits de parent ; il voit ainsi comment on peut construire une relation, à travers les aléas qu'on devine, mais aussi comment la machine peut s'ingénier à compromettre ou détruire cette relation. Et si la première histoire se termine sèchement, par la perte des droits civiques et l'interdiction professionnelle, la deuxième n'a pas de fin : à l'heure qu'il est, l'adolescente qu'est devenue la fille de Marcello Sereno est toujours largement privée de son père.

S'il ne s'agissait que d'opposer la vérité d'un justiciable à la vérité coulée en forme de chose jugée, le livre dont il est ici question n'aurait qu'un médiocre intérêt pour d'autres que pour l'auteur et ses proches. Mais il dépasse cette opposition. Il montre en effet comment une vérité se construit. Et, explicitant la construction de la sienne, l'auteur se donne le droit de déconstruire celle de l'Autre. En un équilibre rare, on voit s'exposer une subjectivité qui ne se renie pas, mais qui s'assume en s'analysant, ce qui permet de déboucher sur une forme d'objectivation. Comment priver un enfant de son père ? n'est donc pas qu'un récit : c'est une analyse. Comment les témoignages sont-ils recueillis, ou suscités ? comment sont-ils formulés, puis retransmis ? comment se construisent-ils mutuellement ? comment les relations personnelles interfèrent-elles avec les relations professionnelles ? comment les institutions se créent-elles un langage, et génèrent-elles une sociabilité qui leur est propre ?

Le livre publié par « Jeunesse et droit » est donc bien plus qu'un témoignage, tout poignant et capital que soit celui-ci : les analyses concrètes et minutieuses des pratiques d'organismes comme « SOS enfants » ou « Espace-rencontres », le décryptage méticuleux des documents produits par la justice ou les experts, tout cela s'articule toujours à la question du sens. Parce qu'il prend cette hauteur, et qu'il jette une lumière rasante sur des phénomènes par lesquels chacun d'entre nous est concerné, la relation de Marcello Sereno présente dès lors un considérable intérêt général. Dans sa préface, le professeur François Ost, dont on connaît l'œuvre de philosophe et de juriste, va d'ailleurs jusqu'à recommander que ce livre soit inscrit au programme des facultés de criminologie, de psychologie et de droit. Son intérêt général en fait en effet un livre citoyen : à l'heure où les lois sur le terrorisme de 1999 et 2003 peuvent à tout moment sortir leurs effets liberticides (elles visent toute personne agissant sur le pouvoir afin d'infléchir sa politique : grévistes, syndicalistes, militants de tous poils, résistants, altermondialistes, objecteurs, écrivains qui prenez la plume, artistes qui caricaturez, terroristes vous êtes, même si vous ne le savez pas), à l'heure où nos élus viennent de voter, sans qu'on s'en émeuve, la permission pour la police de recourir à des  techniques d'enquête intrusives, le moins qu'on puisse faire est d'encourager tout ce qui peut éveiller la vigilance vis-à-vis d'errements de nos institutions.

J'ajouterais volontiers deux autres groupes au lectorat idéal décrit par F. Ost : celui des sociologues et celui des spécialistes de la communication et des langages. Car Comment priver un enfant de son père ? fait voir que les institutions destinées à servir le corps social –- ces institutions sont ici la justice et la psychologie, mais la chose est vraie aussi des administrations, de la médecine, de l'école – élaborent des rites et des codes. Ce formalisme est évidemment nécessaire à l'accomplissement des missions que la société attribue à ces institutions ; mais, en distendant le lien qu'elles entretiennent avec la réalité globale, il finit par leur conférer une autonomie. Et c'est cette autonomie qui autorise la confusion des rôles chez les acteurs (Sereno campe par exemple ici un personnage qui est successivement un expert, un thérapeute, un accusateur et un témoin), et qui peut devenir génératrice de violence pour ceux qui restent à sa marge, et refusent de parler le langage qu'elle a élaboré pour rendre compte de ses propres pratiques. Car tout est aussi une question de langage. Ce langage qui ne se contente pas de rendre compte du monde, mais qui participe à sa construction. Et c'est ici que les analyses de Marcello Sereno – un pseudonyme qui doit sans nul doute cacher un homme de mots – se font les plus pointues : attentif au grain du texte, là où tout se joue, l'auteur montre par exemple comment un vocable utilisé à la place d'un autre, une discrète préférence terminologique peuvent transformer une prévention en culpabilité ; comment des propos sagement encadrés par des verbes comme « il semble » et « il paraît » ou des adverbes comme « relativement » peuvent être repris par la suite comme renvoyant à autant de certitudes. On voit ainsi comment, de reprise en citation, et de répétition en précision, des témoignages ou des interprétations prêtant d'abord le flanc à discussion, finissent par devenir d'abord fiables, puis incontournables, pour se confondre finalement avec l'irréfragable vérité. Ce tourbillon qui donne le vertige ne renvoie nullement à un quelconque Grand Complot : à aucun moment, Sereno ne trahit son sous-titre ; il nous rappelle simplement que si la langue ne se confond pas avec la réalité (si l'on ne mange pas le mot « pain »), la manière dont les choses sont énoncées, ou dont elles sont entendues ou lues, finissent par élaborer cette réalité. Chaïm Perelman, qui était à la fois philosophe et juriste, avait bien montré, dans son Traité de l'argumentation comment le langage pouvait créer, et non seulement modifier, la structure du réel.

De cela, Marcello Sereno est persuadé. Sinon, il ne se serait pas livré à ce long travail d'écriture, qui aura dû entrainer chez lui son lot de souffrance. Cette écriture est d'abord offerte au lecteur, dans sa limpidité et son élégance, qui valent bien celles que l'on trouve dans des œuvres se donnant pour littéraires. C'est ce phrasé qui fait dire à François Ost que l'auteur a parié « sur la raison au beau milieu du déchainement des passions » (préface, p. 8). On a en effet affaire ici à un rare équilibre : refuser tout effet, mais parler de manière chaleureuse et personnelle au lecteur ; être vrai voire cru, mais conserver une constante dignité ; aller au sens, sans rien sacrifier des vibrations personnelles qui donnent son prix au récit. Mais de ce travail du verbe, le premier destinataire a dû être Sereno lui-même : l'exigence d'ordre qui préside au récit et à l'analyse a certainement aussi constitué un travail cathartique pour l'auteur; d'où le nom qu'il s'est choisi. Et c'est ce qui fait que nous sommes ici devant un témoignage déposé sans haine, sans cette haine qui salit. Si la langue crée le réel, pour le pire, c'est aussi pour le meilleur : elle crée aussi et recrée ceux qui en usent.

 

Jean-Marie Klinkenberg
Février 2010

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Jean-Marie Klinkenberg est membre de l'Académie royale de Belgique et enseigne les sciences du langage au Département de Philosophie et Lettres de l'ULg.

 

Voir aussi le Doc'Café Valentin et Valentine se séparent... et leurs enfants ? (le 8 février à 20h)


 

Marcello Sereno, Comment priver un enfant de son père. Un dysfonctionnement ordinaire de la justice, Préface de François Ost, Paris, Liège, Éditions Jeunesse et Droit, 2009, 384 p., ISBN 978-2-93017-667-3, 22 €. L'ouvrage comporte également deux analyses critiques du dossier par un psychothérapeute, Yves-Hiram Haesevoets et un pédopsychiatre, Paul-Henri Mambourg.


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