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Belgique néerlandophone : Peter Verhelst

20 January 2010
Belgique néerlandophone : Peter Verhelst

Entre corps et rêve

Sous l'impulsion de l'écrivain flamand Peter Verhelst (°1962, Bruges), la ville de Gand a récemment lancé à ses habitants un appel pour le moins surprenant : mettre sur papier un rêve significatif et l'envoyer à l'auteur. L'écrivain se propose d'écrire un nouveau livre, sur base de l'ensemble des textes collectés, qui verra le jour fin 2011 dans le cadre d'un projet littéraire. Qui se cache derrière ce poète, romancier, dramaturge et auteur d'un livre de littérature de jeunesse qui s'est auto-proclamé « attrapeur de rêves », qui témoigne ouvertement de son aversion pour le recueil-objet, qui a longtemps rejeté sans compromis l'engagement littéraire et qui compte parmi les auteurs néerlandophones les plus adulés ?

La langue en guise de corps

alfabet

Après des études de langues (néerlandais-anglais) et d'histoire, Peter Verhelst commence sa carrière d'écrivain en tant que poète au début des années 80. Sa première publication, le recueil Obsidiaan (Obsidienne) est publié en 1987 et lui vaut instantanément la reconnaissance des critiques. Dans cet ouvrage qui donne d'emblée le ton de ses publications futures, Verhelst présente l'amour comme une lutte de pouvoir destructrice où érotisme et cruauté sont indissociables. En ce sens, ce recueil montre quelques similitudes avec la thématique de Georges Bataille.

Après la publication de plusieurs recueils dans lesquels il ne craint pas l'expérimentation formelle, Verhelst se déclare publiquement mort en tant que poète et se consacre entièrement à la prose et au théâtre. Il y développera les mêmes thèmes que dans sa poésie. Son premier roman Vloeibaar harnas (Armure liquide) paraît en 1993 et raconte l'histoire d'un architecte fasciné par Saint-Sébastien qui transforme sa maison en un temple dont chaque pièce est dédiée à l'une des facettes du martyre du saint. Ce focus sur le corps est aussi bien présent dans le deuxième roman Het spierenalfabet (L'alphabet des muscles) (1995) dont le titre pourrait faire office de programme. Lore, l'amie du personnage principal dont le lecteur ne connaîtra jamais le nom, essaie de se défaire de ses attributs féminins par une méditation extrême. Il est paradoxal de noter que son désir d'un corps androgyne et finalement asexué est décrit de façon très sensuelle.

Dans De kleurenvanger (Le chasseur de couleurs), on retrouve le même intérêt pour l'aspect charnel de la langue comme l'illustre cet extrait :

kleuren

J'entendis un bruissement dans les fourrés et je souris. L'homme écarta les branches, se planta devant moi et ouvrit son imperméable. Je n'avais qu'à regarder. Tout son corps était couvert de mots. Il respira profondément et les mots dégringolèrent et roulèrent à mes pieds. Il me pria alors de les ramasser un à un. « Yeux », dit-il. Un mot bleu raisin.

La première phrase du roman Memoires van een luipaard (Mémoires d'un léopard) (2001) est à cet égard tout aussi caractéristique : « Tu te penches en avant et tu déposes la pointe des doigts sur ces mots. De gauche à droite. Tu continues à caresser la phrase jusqu'à ce que le pelage commence à crépiter. »

Dans le volumineux Zwerm (Nuée) qui paraît en 2005, Verhelst travaille la forme de façon plus radicale. Le sous-titre « Histoire mondiale » en dit long sur l'ambition de l'auteur qui s'inspire ici fortement de l'actualité : les attentats terroristes contre le World Trade Center de New York, le conflit israélo-palestinien, le meurtre du politicien néerlandais Pim Fortuyn, la guerre au Rwanda, la peste aviaire, etc. Le tout est présenté telle une nuée de fragments, comme des lambeaux de textes dans divers caractères typographiques à la disposition atypique. Le livre qui postule que l'homme ne peut survivre qu'en se transformant en une sorte d'anticorps constamment en situation de conflit est conçu comme un compte à rebours apocalyptique : il commence à la page 666, diminue jusque 0 et même jusque -6.

Bien qu'il ait prétendu avoir rangé pour de bon sa casquette de poète, Verhelst a depuis publié à nouveau de la poésie. De longues et sinueuses phrases, avec de ci de là des mots biffés, composent les poèmes du recueil Alaska (2003) qui ressemblent beaucoup à de la prose.

Un art hybride

Ceci nous amène à une autre caractéristique de cette œuvre. Verhelst aime transgresser les limites entre la poésie, la prose et le théâtre. Sa prose s'enrichit de nuances poétiques, de métaphores osées et de descriptions lyriques. Même les instructions concernant la mise en scène de ses pièces de théâtre (par exemple Maria Salomé, 1997) ressemblent à des vers libres tant sur le plan stylistique que formel. « Métissé », voilà donc bien un mot approprié choisi par Verhelst lui-même pour caractériser son propre style et pour souligner que des notions telles que « pureté » et « authenticité » ne sont qu'utopie. Son art est aussi une réappropriation de matériel existant : la musique populaire, les auteurs étrangers, les arts plastiques, la science et la technologie sont autant de sources d'inspiration. Il n'hésite pas à réorganiser ces éléments hétéroclites en un nouvel ensemble selon un processus qu'il rebaptise « morpher ». Les œuvres de Francis Bacon, Charles Baudelaire, Thierry de Cordier, Félicien Rops, Andy Warhol, Rainer Werner Fassbinder, Jacques Derrida... font l'objet d'innombrables références intertextuelles souvent implicites.

Le lecteur est généralement très désorienté par l'écriture de Verhelst qui offre peu de points de repère lors du processus d'interprétation. Verhelst va plus loin en disant que son œuvre ne prétend pas être comprise. Il n'y a pas de code d'accès à découvrir pour pouvoir déchiffrer un message caché. L'auteur invite simplement ses lecteurs à le suivre dans son univers. C'est pourquoi son œuvre ne se prête pas à une lecture univoque et peut être considérée comme un plaidoyer pour une conception où LA signification n'existe pas.

Malgré le caractère hybride et polyphonique de son écriture, certains thèmes et motifs sont récurrents : le lien indestructible entre érotisme et agression, la mutilation et la violence comme expression de la beauté, et la perfection qui n'est possible que dans l'(auto)destruction et la mort. Par son langage luxuriant, son intérêt pour la forme et ses thématiques qualifiées de décadentes, Verhelst est considéré par la critique littéraire comme un représentant du postmodernisme esthétique. Même si lui-même répugne à ce genre d'étiquette.

Manque d'engagement ?

Lors d'une interview en 1996, Verhelst osa la déclaration polémique suivante : « Vous ne me prendrez jamais au piège d'un engagement direct. Cela ne mène qu'à une littérature limitée et partiale qui ressemble à un pamphlet fondamentaliste. L'engagement mène à l'univocité ». Ces propos ont suscité bien des remous et furent par la suite quelque peu nuancés. Ainsi, par exemple, il déclarait quelques années plus tard : « Mon engagement est d'éduquer le lecteur à l'incertitude, lui montrer l'instabilité et l'inconstance de la réalité. »

Il exprima ses idées de façon encore plus explicite en 2006 : « Mes livres sont engagés parce qu'ils dérèglent nos représentations. Il faut passer outre certains préjugés et s'abandonner au livre. Cela ne va pas de soi en Belgique. Les gens s'accrochent à ce qu'ils connaissent alors que je m'intéresse justement aux choses singulières. Tout ce qui est différent est intéressant. C'est mon unique dogme. » L'évolution que l'on remarque clairement dans ces différentes déclarations est également perceptible dans l'œuvre de Verhelst. Les textes de Zwerm (Nuée) dans lesquels pointent une critique de notre société se distinguent du caractère moins engagé de certains ouvrages antérieurs. Cet engagement s'est aussi manifesté très concrètement sur le plan personnel : Peter Verhelst s'est présenté comme candidat sur la liste Groen! lors des élections fédérales de 2007.

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rossignol

Au fil des ans, l'œuvre de Verhelst a été récompensée par un nombre impressionnant de prix littéraires. Assez curieusement, l'écriture de Verhelst qui par le truchement de toutes sortes de mécanismes internes de déstructuration est particulièrement exigeante remporte un franc succès non seulement auprès d'un public adulte mais aussi des jeunes lecteurs. Le roman Tongkat: een verhalenbordeel (Chat de langue: un bordel de récits) (1999) dont le personnage principal est le Prométhée mythologique a remporté en 2000 entre autres les prix littéraires de Gouden Uil (le Hibou d'or) et de Jonge Gouden Uil (le Hibou d'or de la Jeunesse). Ce dernier prix est attribué par les enseignants et les élèves de l'enseignement secondaire flamand. Quelques années plus tard, en 2009, l'auteur allait recevoir cette même récompense une deuxième fois pour Het geheim van de keel van de nachtegaal (Le secret du chant du rossignol) (2009), son tout premier livre de littérature de jeunesse. C'est, à ce jour, le seul ouvrage de Verhelst traduit et paru en français.

 

Kris Steyaert
(traduction : Véronique Dieu)
Janvier 2010

 

crayon

Kris Steyaert enseigne la littérature néerlandaise à l'ULg.

 


 

 

Œuvre traduite en français

Le secret du chant du rossignol, trad. Maurice Lomré, L'école des loisirs, 2009

 

 


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