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Québec et Haïti : Dany Laferrière

18 janvier 2010
Québec et Haïti : Dany Laferrière

« Je suis un écrivain haïtien, un écrivain caraïbéen (ce qui est légèrement différent d'un écrivain antillais, mais je suis aussi un écrivain antillais), un écrivain québécois, un écrivain canadien et un écrivain afro-canadien, un écrivain américain et un écrivain afro-américain, et, depuis peu, un écrivain français. C'est très important pour moi. Cela me permet de voyager et de profiter des services que mes différents hôtes mettent à ma disposition » (J'écris comme je vis. Entretien avec Bernard Magnier, Lanctôt Éditeur, 2000, p. 116).

Souvent considéré comme un auteur québécois à part entière, Dany Laferrière est aussi un auteur haïtien, ne serait-ce qu'en raison de ses origines et de la place centrale qu'occupe l'île dans ses romans. Mais toute tentative d'assimilation identitaire s'arrête là. Laferrière se moque de la francophonie. Ses romans ? D'après lui, ils sont écrits en anglais : seuls les mots sont en français. Et il a horreur des étiquettes. Si vous l'interrogez sur son identité littéraire, il vous répondra sans doute : « Je suis un écrivain japonais ».

Dany Laferrière est né le 13 avril 1953 à Port-au-Prince. Il passe son enfance à Petit-Goâve, auprès de sa grand-mère, Da, avant de revenir à la capitale où vivent sa mère, sa sœur et ses tantes. Son père, ancien maire de Port-au-Prince, puis sous-secrétaire d'État au commerce et à l'industrie, a dû fuir le régime Duvalier quelques années auparavant. Après les études secondaires, Laferrière travaille comme journaliste et chroniqueur radio. En 1976, son collègue et ami Gasner Raymond est assassiné par les tontons-macoutes. Il est le prochain sur la liste. Comme son père vingt ans plus tôt, le jeune intellectuel fuit le pays. Il s'installe à Montréal, où il accumule les petits boulots pour gagner sa croûte. Après une journée de travail en usine, il écrit sur sa vieille Remington.

Une autobiographie américaine

amour

En 1985 paraît un premier roman, dont le titre ne passe pas inaperçu : Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer. Ce récit, inspiré de son vécu d'immigré à Montréal, mêle joyeusement littérature, sexe, jazz, filles, alcool et philosophie - autant de centres d'intérêt pour le narrateur, un étudiant et écrivain noir au chômage, sorte de double de l'auteur que l'on retrouvera dans la plupart de ses romans. Ce livre constitue en effet le premier volume d'un vaste cycle romanesque dont l'ambitieux auteur a déjà échafaudé toute la structure : cette fresque, qu'il appelle son « autobiographie américaine », sera composée de dix volumes, ni plus ni moins. Il a déjà trouvé tous les titres, il ne reste que les livres à écrire. C'est à cette tâche que Laferrière s'attelle les années suivantes. Au gré de sa plume, il raconte son enfance, ses tantes, sa grand-mère Da, la galerie de Petit-Goâve, Vava, le régime Duvalier, la fuite, l'absence du père, les filles, la faim, l'argent, la débrouille, le désir, le soleil. Cela se passe à Petit-Goâve, Port-au-Prince, Montréal, New-York, Miami - cinq villes américaines qui délimitent la topographie de l'oeuvre. Les titres paraissent avec régularité et rencontrent plus ou moins de succès (prix, traductions, adaptations cinématographiques, articles critiques, thèses de doctorat). Le style Laferrière est simple, direct, souvent prosaïque, dans un français impeccable qui frôle parfois la naïveté. La structure de la plupart de ses romans est fragmentaire, composée de superpositions de nombreux petits chapitres, comme autant de tableaux, morceaux de souvenirs revisités par l'écriture.

Au Québec, Laferrière devient vite une star. Son premier roman amène un vent frais dans la jeune littérature québécoise, encore fort sérieuse et pudique. Le ton de la franche rigolade, la fausse désinvolture du narrateur fait mouche. Dix livres plus tard, le recueil autobiographique Je suis fatigué (datant de 2001, un an après le Cri des oiseaux fous, le dernier titre de son « autobiographie américaine ») semble mettre un point final au parcours de l'écrivain. La démarche de l'entretien accordé à Bernard Magnier, J'écris comme je vis (2001), va également dans le sens d'un bilan d'une œuvre achevée. Celui-ci renchérit en annonçant crânement à qui veut l'entendre qu'il a achevé son œuvre et qu'il a décidé de se tourner désormais vers ses autres passions (il a écrit des scénarii de films et s'est lancé dans la réalisation).

japonais

Mais, contrairement à ses dires, Laferrière n'en a pas fini avec les romans. Bien au contraire. Non seulement l'auteur continue à écrire, mais il rencontre le succès auprès d'un nouveau public : la France. Longtemps, sa réputation y a été plus discrète. Une petite maison d'édition française, Le Serpent à plumes, diffuse quelques-uns de ses titres. En 2005, Grasset prend le relais en publiant (treize ans après la première édition montréalaise chez VLB Éditeur) une version augmentée du roman Le Goût des jeunes filles. L'année d'après, la sortie (chez Grasset également) de Vers le Sud, une réécriture de La chair du maître, sera très remarquée. Ce recueil de nouvelles sulfureuses accompagne la sortie simultanée du film éponyme réalisé par Laurent Cantet (avec Charlotte Rampling). Suit Je suis un écrivain japonais (2008), petit récit de l'improbable rédaction d'un roman intitulé Je suis un écrivain japonais. Ce titre est une boutade lancée à l'encontre de tous les critiques qui ne peuvent s'empêcher de systématiquement catégoriser un auteur. Laferrière s'entête à ne pas répondre à cette question : « Je veux être pris pour un écrivain, et les seuls adjectifs acceptables dans ce cas-là sont : un « bon » écrivain (ce qualificatif a bien entendu ma préférence) ou un « mauvais » écrivain » (J'écris comme je vis. Entretien avec Bernard Magnier, Lanctôt Éditeur, 2000, p. 104).

L'Énigme du retour

Lenigme-du-retour

Le dernier roman de Laferrière, L'Énigme du retour (2009), également sorti chez Grasset, vient d'être couronné par le prix Médicis. C'est la consécration. La critique loue ce livre de la maturité, dont l'écriture oscille entre la prose et le vers libre. Ce n'est pas un livre de souvenirs. C'est un livre de réconciliations : celle d'un exilé avec son pays d'origine, celle d'un homme avec son passé.

L'annonce de la mort du père, en exil à New-York, va déclencher chez l'auteur un retour d'abord mémoriel, puis physique au pays. Petit à petit, les réminiscences haïtiennes se superposent au quotidien montréalais, comme en rêve : « Une chute si douce. / Dormir dans une ville / pour se réveiller dans une autre » (p. 59). Peu à peu, des pans de souvenirs plus larges prennent le pas sur ces discrètes intrusions du passé. Montréal s'efface et le lecteur se retrouve plongé au cœur de Port-au-Prince. La déprime occidentale laisse place à une rêverie fascinée et empreinte de tristesse pour ce pays si riche en couleurs et pourtant si pauvre, une rêverie sous forme de touches impressives, sensorielles, d'instantanés du quotidien. Ces effets sont accentués par la forme du vers libre, hommage au Cahier d'un retour au pays natal de Césaire. Les impressions directes, qui passent rarement par le filtre métaphorique, ainsi que les nombreuses phrases nominales et la fulgurance du souvenir mêlé au présent de la narration ne sont pas sans rappeler le haïku. Tout dans ce livre dit le décalage de l'exilé de retour dans un pays qui n'est plus le sien, moins à cause de la distance géographique qu'en raison du temps qui s'est écoulé depuis son départ : « Et l'exil du temps est plus impitoyable / que celui de l'espace » (pp. 77-78).

Pourtant, petit à petit, l'auteur se détache du poids des trente années d'exil pour s'enfoncer dans le cœur du pays, au plus profond de ses souvenirs, sur les traces du jeune homme qu'il a été et celles de ce père qu'il n'a jamais connu. Césaire accompagne de bout en bout ce périple géographique qui s'apparente plus à un retour vers le passé qu'à un retour au pays. Car l'exilé, qui depuis longtemps n'a plus eu faim, est accueilli en étranger dans ce pays plus pauvre que jamais. C'est là qu'opère la magie de l'écriture, qui autorise ce que n'importe quel voyage ne permettra jamais : retrouver ses racines, faire à nouveau partie du pays. Et Laferrière d'ajouter, en pied de nez au « cyclone Duvalier », ce régime responsable de son expulsion et de celle de son père : « Le dictateur m'avait jeté à la porte de mon pays. Pour y retourner, je passe par la fenêtre du roman »  (p. 161).

Dany Laferrière s'est à nouveau retrouvé au cœur de l'actualité le 12 janvier dernier : lors du violent séisme qui a frappé Haïti, l'auteur se trouvait à Port-au-Prince. Il était invité au festival Étonnants Voyageurs en Haïti, qui devait avoir lieu du 14 au 21 janvier. Rapatrié au Québec quelques jours plus tard, Laferrière enchaîne les interviews dans lesquelles il raconte son expérience de la catastrophe et loue le calme et la solidarité du peuple haïtien dans le désastre. Un désastre qui a coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes, dont celles de l'écrivain québécois d'origine haïtienne Georges Anglade et son épouse.

 

Anne-Laure Hick
Janvier 2010

 


 

crayon

Anne-Laure Hick est assistante en langues et littératures romanes. Ses recherches portent sur la poésie française des XIXe et XXe siècles et sur le roman contemporain de langue française (France, Belgique, Québec).

 


 

Œuvres

Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer, Éd. VLB, 1985 et 1994 / Éd. P. Belfond, 1989 /  J'ai lu, 1990 / Éd.  Serpent à plumes, 1999 / / Éd. Typo, 2002
Éroshima, Éd. VLB, 1987 et 1990 / Éd. Typo, 1998 et 2005
L'Odeur du café,  Éd. VLB, 1992 / Éd. Typo, 1999 et 2005 / Éd. Serpent à plumes, 2001
Le Goût des jeunes filles, Éd. VLB, 1993 et 2004 / Éd. Grasset, 2005
Chronique de la dérive douce. Montréal: VLB, 1994 et 2005
Pays sans chapeau, Éd.Lanctôt, 1996 et 2005 / Éd. Serpent à plumes, 1999, 2001 et 2004 / Éd. Boréal, 2006
Le Charme des après-midi sans fin (récit),  Éd. Lanctôt, 1997 et 2001 / Éd. Serpent à plumes, 1998 / Éd. 00h00.com, 1999.
Le Cri des oiseaux fous, Éd.  Lanctôt, 2000 et 2005 / Éd.  Serpent à plumes, 2000
Je suis fatigué, Les Librairies Initiales, 2000 / Éd. Lanctôt, 2001 et 2005 / Éd. Typo, 2005
La Chair du maître, Éd. Lanctôt, 1997 et 2005 / Serpent à plumes, 2000
Cette Grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit?,  Éd.  VLB, 1993, 2002 et 2006 / Éd. Typo, 2000 / Éd.  Serpent à Plumes, 2002 et 2003
Les années 80 dans ma vieille Ford, Éd. Mémoire d'encrier, 2005
Vers le sud
, Éd. Grasset, 2006 /  Éd. Boréal, 2006
Je suis un écrivain japonais, Éd. Grasset, 2008 /  Éd. Boréal, 2008
L'énigme du retour, Éd. Grasset, 2009 / Éd.  Boréal, 2009.

Films

Haïti (Québec). Tahani Rached, réalisation. Dany Laferrière, narration. Office National du Film du Canada, 1985.
Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer (How to Make Love to a Negro without Getting Tired). Jacques W. Benoît, réalisation. Dany Laferrière, scénario. 1989.
Le Goût des jeunes filles
(On the Verge of a Fever). John L'Écuyer, réalisation. Dany Laferrière, scénario. 2004. Westmount (Québec): Christal Films, 2004 (DVD). 88 min.
Comment conquérir l'Amérique en une nuit. Dany Laferrière, réalisation et scénario. 2004. Outremont (Québec): Lanctôt, 2004 (scénario); Montréal: Équinoxe Films, 2005 (DVD). 96 min.
(Heading South). Laurent Cantet, réalisation sur un scénario inspiré par trois nouvelles de Dany Laferrière. 2005. 105 min.
La dérive douce d'un enfant de Petit-Goâve. Documentaire sur Dany Laferrière réalisé par Pedro Ruíz. Faits Divers Média, 2009. 90 min.

Entretiens

J'écris comme je vis. Entretien avec Bernard Magnier. Outremont: Lanctôt, 2000; Lyon: La Passe du vent, 2000
Entretien avec Ghila Sroka, Éd. Mémoire d'encrier, à paraître en avril 2010

Littérature pour la jeunesse

Je suis fou de Vava, texte de Dany Laferrière, illustrations de Frédéric Normandin, Éditions de la Bagnole, 2006
La fête des morts, texte de Dany Laferrière, illustrations de Frédéric Normandin, Éditions de la Bagnole, 2009


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