« Je suis un écrivain haïtien, un écrivain caraïbéen (ce qui est légèrement différent d'un écrivain antillais, mais je suis aussi un écrivain antillais), un écrivain québécois, un écrivain canadien et un écrivain afro-canadien, un écrivain américain et un écrivain afro-américain, et, depuis peu, un écrivain français. C'est très important pour moi. Cela me permet de voyager et de profiter des services que mes différents hôtes mettent à ma disposition » (J'écris comme je vis. Entretien avec Bernard Magnier, Lanctôt Éditeur, 2000, p. 116).
Souvent considéré comme un auteur québécois à part entière, Dany Laferrière est aussi un auteur haïtien, ne serait-ce qu'en raison de ses origines et de la place centrale qu'occupe l'île dans ses romans. Mais toute tentative d'assimilation identitaire s'arrête là. Laferrière se moque de la francophonie. Ses romans ? D'après lui, ils sont écrits en anglais : seuls les mots sont en français. Et il a horreur des étiquettes. Si vous l'interrogez sur son identité littéraire, il vous répondra sans doute : « Je suis un écrivain japonais ».
Dany Laferrière est né le 13 avril 1953 à Port-au-Prince. Il passe son enfance à Petit-Goâve, auprès de sa grand-mère, Da, avant de revenir à la capitale où vivent sa mère, sa sœur et ses tantes. Son père, ancien maire de Port-au-Prince, puis sous-secrétaire d'État au commerce et à l'industrie, a dû fuir le régime Duvalier quelques années auparavant. Après les études secondaires, Laferrière travaille comme journaliste et chroniqueur radio. En 1976, son collègue et ami Gasner Raymond est assassiné par les tontons-macoutes. Il est le prochain sur la liste. Comme son père vingt ans plus tôt, le jeune intellectuel fuit le pays. Il s'installe à Montréal, où il accumule les petits boulots pour gagner sa croûte. Après une journée de travail en usine, il écrit sur sa vieille Remington.
Une autobiographie américaine
En 1985 paraît un premier roman, dont le titre ne passe pas inaperçu : Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer. Ce récit, inspiré de son vécu d'immigré à Montréal, mêle joyeusement littérature, sexe, jazz, filles, alcool et philosophie - autant de centres d'intérêt pour le narrateur, un étudiant et écrivain noir au chômage, sorte de double de l'auteur que l'on retrouvera dans la plupart de ses romans. Ce livre constitue en effet le premier volume d'un vaste cycle romanesque dont l'ambitieux auteur a déjà échafaudé toute la structure : cette fresque, qu'il appelle son « autobiographie américaine », sera composée de dix volumes, ni plus ni moins. Il a déjà trouvé tous les titres, il ne reste que les livres à écrire. C'est à cette tâche que Laferrière s'attelle les années suivantes. Au gré de sa plume, il raconte son enfance, ses tantes, sa grand-mère Da, la galerie de Petit-Goâve, Vava, le régime Duvalier, la fuite, l'absence du père, les filles, la faim, l'argent, la débrouille, le désir, le soleil. Cela se passe à Petit-Goâve, Port-au-Prince, Montréal, New-York, Miami - cinq villes américaines qui délimitent la topographie de l'oeuvre. Les titres paraissent avec régularité et rencontrent plus ou moins de succès (prix, traductions, adaptations cinématographiques, articles critiques, thèses de doctorat). Le style Laferrière est simple, direct, souvent prosaïque, dans un français impeccable qui frôle parfois la naïveté. La structure de la plupart de ses romans est fragmentaire, composée de superpositions de nombreux petits chapitres, comme autant de tableaux, morceaux de souvenirs revisités par l'écriture.
Au Québec, Laferrière devient vite une star. Son premier roman amène un vent frais dans la jeune littérature québécoise, encore fort sérieuse et pudique. Le ton de la franche rigolade, la fausse désinvolture du narrateur fait mouche. Dix livres plus tard, le recueil autobiographique Je suis fatigué (datant de 2001, un an après le Cri des oiseaux fous, le dernier titre de son « autobiographie américaine ») semble mettre un point final au parcours de l'écrivain. La démarche de l'entretien accordé à Bernard Magnier, J'écris comme je vis (2001), va également dans le sens d'un bilan d'une œuvre achevée. Celui-ci renchérit en annonçant crânement à qui veut l'entendre qu'il a achevé son œuvre et qu'il a décidé de se tourner désormais vers ses autres passions (il a écrit des scénarii de films et s'est lancé dans la réalisation).
Mais, contrairement à ses dires, Laferrière n'en a pas fini avec les romans. Bien au contraire. Non seulement l'auteur continue à écrire, mais il rencontre le succès auprès d'un nouveau public : la France. Longtemps, sa réputation y a été plus discrète. Une petite maison d'édition française, Le Serpent à plumes, diffuse quelques-uns de ses titres. En 2005, Grasset prend le relais en publiant (treize ans après la première édition montréalaise chez VLB Éditeur) une version augmentée du roman Le Goût des jeunes filles. L'année d'après, la sortie (chez Grasset également) de Vers le Sud, une réécriture de La chair du maître, sera très remarquée. Ce recueil de nouvelles sulfureuses accompagne la sortie simultanée du film éponyme réalisé par Laurent Cantet (avec Charlotte Rampling). Suit Je suis un écrivain japonais (2008), petit récit de l'improbable rédaction d'un roman intitulé Je suis un écrivain japonais. Ce titre est une boutade lancée à l'encontre de tous les critiques qui ne peuvent s'empêcher de systématiquement catégoriser un auteur. Laferrière s'entête à ne pas répondre à cette question : « Je veux être pris pour un écrivain, et les seuls adjectifs acceptables dans ce cas-là sont : un « bon » écrivain (ce qualificatif a bien entendu ma préférence) ou un « mauvais » écrivain » (J'écris comme je vis. Entretien avec Bernard Magnier, Lanctôt Éditeur, 2000, p. 104).