Voyage en terre méconnue : l'Au(s)tralie de Murray Bail
Lauréat, en 1999, du prestigieux « Commonwealth Writers Prize » pour Eucalyptus, l'écrivain australien Murray Bail construit, depuis les années septante, une œuvre romanesque fondée sur le rapport de l'identité culturelle à l'espace national. Dans le style très visuel qui le caractérise, il y jette un regard neuf sur la terre qui l'a vu naître et son impact tant sur les individus qui la peuplent que sur leurs modes de narration et de pensée. Petite mise en lumière des façons dont ce géomètre littéraire dissout, pour mieux les reconceptualiser, les perceptions stéréotypées liées à ces catégories et à leurs relations.
Introduction : espace et identité
Des étendues désertiques à perte de vue, une présence humaine et végétale limitée rappelant la toute-puissance de la Nature : aux yeux de l'Europe comme à ceux du monde, voilà à peu près à quoi ressemble l'Australie, ce lointain continent colonisé par l'Empire britannique en 1788. Dans Le Fils prodigue, son célèbre essai de 1958, le romancier Patrick White (le seul Australien à ce jour à s'être vu décerner le Prix Nobel de littérature) fut le premier à s'attaquer au mythe que constitue cette idée de « grand vide géographique » et à fustiger la vacuité tant intellectuelle que culturelle qui, dans l'Australie d'après-guerre, semblait en découler. À l'instar de son illustre aîné, l'écrivain contemporain Murray Bail n'a eu de cesse de stigmatiser – sur un mode parodique, d'abord – cette béance identitaire, tout en cherchant à nuancer une vision largement caricaturale de sa terre natale. Dans sa fiction récente, il s'est attaché, de plus en plus sérieusement, à problématiser une question située au cœur du débat post-colonial : celle du rapport de l'identité culturelle à l'espace national.
Né à Adélaïde en 1941, Bail est l'auteur de deux recueils de nouvelles (Contemporary Portraits and Other Stories, 1975, et Camouflage, 2000), d'une monographie consacrée à un compatriote peintre (Ian Fairweather, 1981 ; retravaillé, ce texte a été republié en 2009), de quatre romans (Homesickness, 1980 ; Holden's Performance, 1987 ; Eucalyptus, 1998, et The Pages, 2008, sur lesquels nous nous concentrerons ici), ainsi que de carnets autobiographiques (Longhand: A Writer's Notebook, 1989 ; réédité en 2005 dans une version augmentée intitulée Notebooks) - une œuvre quantitativement modeste mais profondément singulière, dans laquelle la métaphore de la linéarité tient une place centrale. Bail semble en effet y interroger non seulement le motif de la ligne droite proprement dit, mais aussi ses possibles équivalents symboliques (le déterminisme historique, le réalisme littéraire et le rationalisme philosophique), chacun de ces concepts pouvant être vu comme un héritage européen. Ce questionnement d'ordre politique se double généralement d'une réflexion plus universelle sur les difficultés liées à la représentation du réel, réflexion qui élargit le propos en transcendant sa dimension strictement nationale. Homesickness, qui mettait en scène un groupe de touristes australiens parcourant le monde dans le cadre d'un voyage organisé, conciliait déjà ces deux aspects. Obsédés par leur propre sentiment d'identité nationale, les personnages s'y montrent plus soucieux de se mesurer ontologiquement aux peuples qu'ils rencontrent que véritablement intéressés par la découverte des cultures qu'ils traversent. Les musées qu'ils visitent les laissent également perplexes, sans doute moins parce qu'en se concentrant sur une seule facette du réel, ces institutions échouent à rendre compte de sa complexité que parce que le caractère hautement insolite de leurs collections en aiguise la prise de conscience. Ce premier roman est donc une satire à la fois du nationalisme australien et de la vaine prétention à saisir la réalité dans sa totalité, qui avait été mise à l'épreuve dans plusieurs nouvelles antérieures. Dans Huebler, par exemple, le protagoniste homonyme se donne pour mission de photographier chaque individu vivant - une quête d'exhaustivité évidemment vouée à l'échec.
Holden's Performance : espace et temps
Leur décor étant planté en Australie, les trois romans suivants permettent une analyse plus fine du rapport à l'espace national, de même qu'ils confirment l'intuition du théoricien de la littérature Jean Weisgerber selon laquelle les phénomènes spatiaux du récit tendent à se refléter à un niveau structurel et/ou métadiscursif. « Écrivain visuel » (le mot est de Patrick White), Bail a pour spécificité de privilégier une approche littéraliste de ces questions. Dans Holden's Performance, en particulier, les personnages sont comiquement soumis à l'influence littérale intensive de leur environnement, par le biais d'un procédé (récurrent dans l'œuvre bailienne) que j'ai appelé le géomorphisme. Conditionné par le plan ultralinéaire de sa ville natale (à l'image de certaines cités européennes, Adélaïde est conçue comme un quadrillage), Holden Shadbolt passera ainsi sa vie à avancer mécaniquement, dans une accélération qui ne fera qu'accentuer sa furieuse ressemblance avec le véhicule dont il porte le nom : la fameuse Holden australienne. Sa force physique n'a d'égale que sa faiblesse morale : tour à tour chauffeur et garde du corps, il est l'antihéros par excellence, toujours prêt à mettre ses qualités (au premier rang desquelles la fiabilité) au service des hommes de pouvoir. Ce mélange de vitalité et de servilité fait de lui une parfaite allégorie de son pays, qui, tout colossal soit-il, fut longtemps assujetti, lui aussi, à la puissance coloniale. En outre, le mouvement qu'Holden accomplit dans l'espace va indéniablement de pair avec l'enchaînement inexorable de causes et d'effets qui lui tient lieu d'existence. On peut considérer qu'en cela aussi, Holden incarne l'Australie : vu la propension à l'abstraction qui est la sienne, il est tout à fait probable, en effet, qu'à travers la rigidité de cet itinéraire et sa critique implicite, Bail vise à parodier la notion de déterminisme historique ainsi que la conception linéaire du temps hérités de l'Occident.
Eucalyptus : espace et narration
On l'aura compris : homme d'images et d'idées, Bail est naturellement enclin à créer, par la fiction, des infirmes affectifs tels qu'Holden Shadbolt, laissant transparaître à l'égard des sentiments une méfiance qui confine au déni de psychologie. À partir d'Eucalyptus, ses personnages (du moins certains d'entre eux) commencent pourtant à s'humaniser, tandis que les espaces gagnent en complexité. Propriété d'un dénommé Holland, le domaine de Nouvelle-Galles du Sud où se déroule l'intrigue du plus populaire des romans de Bail est un espace intermédiaire, situé à mi-chemin entre le jardin anglais et le parc naturel : soigneusement élaborée par le maître des lieux, sa géométrie, où la ligne droite est présente mais pas dominante, tranche avec celle des grands centres urbains dépeints dans Holden's Performance. Hybride, cet espace rural l'est aussi parce que son propriétaire s'est mis en tête d'y faire pousser au moins un spécimen de chaque espèce d'eucalyptus connue... avant de promettre publiquement la main de sa fille, la belle Ellen, à celui qui pourra toutes les nommer. Le nombre desdites espèces (souvent endogènes, parfois exogènes) étant potentiellement illimité, autant dire que le défi qu'espère relever ce père monomaniaque s'annonce encore plus inaccessible que celui qu'il lance aux futurs prétendants de sa fille. Il n'est reste pas moins qu'Holland transforme peu à peu son domaine en microcosme de son pays, chaque arbre opérant comme une métonymie de l'Australie tout entière. L'eucalyptus du titre est donc, au final, l'arbre qui cache la forêt : en démontrant que, derrière ce genre singulier, se dissimule une foule d'espèces végétales, Bail détourne habilement un authentique emblème national(iste) pour mettre en évidence la (bio)diversité d'une terre trop souvent réduite - on l'a dit - à une image stéréotypée.
En parallèle, l'auteur mène une réflexion approfondie sur les genres littéraires en général et le réalisme (le plus « linéaire » d'entre eux) en particulier. Parfois accusé (assez injustement) de se livrer à une condamnation théorique du réalisme sans le subvertir par l'écriture, Bail ne se contente pas, ici encore moins qu'ailleurs, de thématiser son sujet, mais en propose une illustration tout à fait concrète. Récusant l'idée que l'Australie ne disposerait, en fait de patrimoine littéraire, que du réalisme légué par les Occidentaux, voire que ses paysages ne produiraient rien d'autre qu'un réalisme local, Bail commence par emprunter sa trame narrative à un conte populaire européen maintes fois décliné : un homme (généralement un roi) y fixe la tâche pour le moins ardue que devra accomplir tout soupirant désireux d'épouser sa (princesse de) fille. Bail fait ensuite apparaître au beau milieu de la plantation un mystérieux étranger, qui, en toute connaissance de cause (mais à l'insu d'Holland), séduit Ellen en lui racontant une myriade d'histoires brèves mais intrigantes, tantôt réalistes, tantôt brouillant la frontière qui sépare le réel de l'imaginaire. Cette profusion de petits récits ne nuit toutefois nullement au plaisir du lecteur (bien au contraire), pas plus qu'elle ne compromet la continuité narrative du conte initial, que Bail modernise tout en l'ancrant dans une réalité typiquement australienne. Chaque récit étant, par ailleurs, directement inspiré du nom d'un arbre planté sur la propriété, il semble évident que Bail cherche, d'une part, à encourager le développement d'un rapport essentiellement imaginatif à l'espace (rendant par là un hommage sans doute trop discret aux Aborigènes), et d'autre part, à célébrer une terre nationale dont les pratiques littéraires sont potentiellement aussi variées que les espèces végétales qui la composent. Au lieu de rejeter le réalisme sans autre forme de procès, Bail choisit donc de l'inclure parmi les modes de discours qui constituent son roman, atteignant ainsi à la « complexité linéaire » (selon ses propres termes) qui le fascinait tant dans la peinture d'Ian Fairweather.