Culture, le magazine culturel en ligne de l'Universit� de Li�ge


Australie : Murray Bail

23 January 2010
Australie : Murray Bail

Voyage en terre méconnue : l'Au(s)tralie de Murray Bail

Lauréat, en 1999, du prestigieux « Commonwealth Writers Prize » pour Eucalyptus, l'écrivain australien Murray Bail construit, depuis les années septante, une œuvre romanesque fondée sur le rapport de l'identité culturelle à l'espace national. Dans le style très visuel qui le caractérise, il y jette un regard neuf sur la terre qui l'a vu naître et son impact tant sur les individus qui la peuplent que sur leurs modes de narration et de pensée. Petite mise en lumière des façons dont ce géomètre littéraire dissout, pour mieux les reconceptualiser, les perceptions stéréotypées liées à ces catégories et à leurs relations.

Introduction : espace et identité

Des étendues désertiques à perte de vue, une présence humaine et végétale limitée rappelant la toute-puissance de la Nature : aux yeux de l'Europe comme à ceux du monde, voilà à peu près à quoi ressemble l'Australie, ce lointain continent colonisé par l'Empire britannique en 1788. Dans Le Fils prodigue, son célèbre essai de 1958, le romancier Patrick White (le seul Australien à ce jour à s'être vu décerner le Prix Nobel de littérature) fut le premier à s'attaquer au mythe que constitue cette idée de « grand vide géographique » et à fustiger la vacuité tant intellectuelle que culturelle qui, dans l'Australie d'après-guerre, semblait en découler. À l'instar de son illustre aîné, l'écrivain contemporain Murray Bail n'a eu de cesse de stigmatiser – sur un mode parodique, d'abord – cette béance identitaire, tout en cherchant à nuancer une vision largement caricaturale de sa terre natale. Dans sa fiction récente, il s'est attaché, de plus en plus sérieusement, à problématiser une question située au cœur du débat post-colonial : celle du rapport de l'identité culturelle à l'espace national.

Né à Adélaïde en 1941, Bail est l'auteur de deux recueils de nouvelles (Contemporary Portraits and Other Stories, 1975, et Camouflage, 2000), d'une monographie consacrée à un compatriote peintre (Ian Fairweather, 1981 ; retravaillé, ce texte a été republié en 2009), de quatre romans (Homesickness, 1980 ; Holden's Performance, 1987 ; Eucalyptus, 1998, et The Pages, 2008, sur lesquels nous nous concentrerons ici), ainsi que de carnets autobiographiques (Longhand: A Writer's Notebook, 1989 ; réédité en 2005 dans une version augmentée intitulée Notebooks) - une œuvre quantitativement modeste mais profondément singulière, dans laquelle la métaphore de la linéarité tient une place centrale. Bail semble en effet y interroger non seulement le motif de la ligne droite proprement dit, mais aussi ses possibles équivalents symboliques (le déterminisme historique, le réalisme littéraire et le rationalisme philosophique), chacun de ces concepts pouvant être vu comme un héritage européen. Ce questionnement d'ordre politique se double généralement d'une réflexion plus universelle sur les difficultés liées à la représentation du réel, réflexion qui élargit le propos en transcendant sa dimension strictement nationale. Homesickness, qui mettait en scène un groupe de touristes australiens parcourant le monde dans le cadre d'un voyage organisé, conciliait déjà ces deux aspects. Obsédés par leur propre sentiment d'identité nationale, les personnages s'y montrent plus soucieux de se mesurer ontologiquement aux peuples qu'ils rencontrent que véritablement intéressés par la découverte des cultures qu'ils traversent. Les musées qu'ils visitent les laissent également perplexes, sans doute moins parce qu'en se concentrant sur une seule facette du réel, ces institutions échouent à rendre compte de sa complexité que parce que le caractère hautement insolite de leurs collections en aiguise la prise de conscience. Ce premier roman est donc une satire à la fois du nationalisme australien et de la vaine prétention à saisir la réalité dans sa totalité, qui avait été mise à l'épreuve dans plusieurs nouvelles antérieures. Dans Huebler, par exemple, le protagoniste homonyme se donne pour mission de photographier chaque individu vivant - une quête d'exhaustivité évidemment vouée à l'échec.

holden

Holden's Performance : espace et temps

Leur décor étant planté en Australie, les trois romans suivants permettent une analyse plus fine du rapport à l'espace national, de même qu'ils confirment l'intuition du théoricien de la littérature Jean Weisgerber selon laquelle les phénomènes spatiaux du récit tendent à se refléter à un niveau structurel et/ou métadiscursif. « Écrivain visuel » (le mot est de Patrick White), Bail a pour spécificité de privilégier une approche littéraliste de ces questions. Dans Holden's Performance, en particulier, les personnages sont comiquement soumis à l'influence littérale intensive de leur environnement, par le biais d'un procédé (récurrent dans l'œuvre bailienne) que j'ai appelé le géomorphisme. Conditionné par le plan ultralinéaire de sa ville natale (à l'image de certaines cités européennes, Adélaïde est conçue comme un quadrillage), Holden Shadbolt passera ainsi sa vie à avancer mécaniquement, dans une accélération qui ne fera qu'accentuer sa furieuse ressemblance avec le véhicule dont il porte le nom : la fameuse Holden australienne. Sa force physique n'a d'égale que sa faiblesse morale : tour à tour chauffeur et garde du corps, il est l'antihéros par excellence, toujours prêt à mettre ses qualités (au premier rang desquelles la fiabilité) au service des hommes de pouvoir. Ce mélange de vitalité et de servilité fait de lui une parfaite allégorie de son pays, qui, tout colossal soit-il, fut longtemps assujetti, lui aussi, à la puissance coloniale. En outre, le mouvement qu'Holden accomplit dans l'espace va indéniablement de pair avec l'enchaînement inexorable de causes et d'effets qui lui tient lieu d'existence. On peut considérer qu'en cela aussi, Holden incarne l'Australie : vu la propension à l'abstraction qui est la sienne, il est tout à fait probable, en effet, qu'à travers la rigidité de cet itinéraire et sa critique implicite, Bail vise à parodier la notion de déterminisme historique ainsi que la conception linéaire du temps hérités de l'Occident.

eucalyptus

Eucalyptus : espace et narration

On l'aura compris : homme d'images et d'idées, Bail est naturellement enclin à créer, par la fiction, des infirmes affectifs tels qu'Holden Shadbolt, laissant transparaître à l'égard des sentiments une méfiance qui confine au déni de psychologie. À partir d'Eucalyptus, ses personnages (du moins certains d'entre eux) commencent pourtant à s'humaniser, tandis que les espaces gagnent en complexité. Propriété d'un dénommé Holland, le domaine de Nouvelle-Galles du Sud où se déroule l'intrigue du plus populaire des romans de Bail est un espace intermédiaire, situé à mi-chemin entre le jardin anglais et le parc naturel : soigneusement élaborée par le maître des lieux, sa géométrie, où la ligne droite est présente mais pas dominante, tranche avec celle des grands centres urbains dépeints dans Holden's Performance. Hybride, cet espace rural l'est aussi parce que son propriétaire s'est mis en tête d'y faire pousser au moins un spécimen de chaque espèce d'eucalyptus connue... avant de promettre publiquement la main de sa fille, la belle Ellen, à celui qui pourra toutes les nommer. Le nombre desdites espèces (souvent endogènes, parfois exogènes) étant potentiellement illimité, autant dire que le défi qu'espère relever ce père monomaniaque s'annonce encore plus inaccessible que celui qu'il lance aux futurs prétendants de sa fille. Il n'est reste pas moins qu'Holland transforme peu à peu son domaine en microcosme de son pays, chaque arbre opérant comme une métonymie de l'Australie tout entière. L'eucalyptus du titre est donc, au final, l'arbre qui cache la forêt : en démontrant que, derrière ce genre singulier, se dissimule une foule d'espèces végétales, Bail détourne habilement un authentique emblème national(iste) pour mettre en évidence la (bio)diversité d'une terre trop souvent réduite - on l'a dit - à une image stéréotypée.

En parallèle, l'auteur mène une réflexion approfondie sur les genres littéraires en général et le réalisme (le plus « linéaire » d'entre eux) en particulier. Parfois accusé (assez injustement) de se livrer à une condamnation théorique du réalisme sans le subvertir par l'écriture, Bail ne se contente pas, ici encore moins qu'ailleurs, de thématiser son sujet, mais en propose une illustration tout à fait concrète. Récusant l'idée que l'Australie ne disposerait, en fait de patrimoine littéraire, que du réalisme légué par les Occidentaux, voire que ses paysages ne produiraient rien d'autre qu'un réalisme local, Bail commence par emprunter sa trame narrative à un conte populaire européen maintes fois décliné : un homme (généralement un roi) y fixe la tâche pour le moins ardue que devra accomplir tout soupirant désireux d'épouser sa (princesse de) fille. Bail fait ensuite apparaître au beau milieu de la plantation un mystérieux étranger, qui, en toute connaissance de cause (mais à l'insu d'Holland), séduit Ellen en lui racontant une myriade d'histoires brèves mais intrigantes, tantôt réalistes, tantôt brouillant la frontière qui sépare le réel de l'imaginaire. Cette profusion de petits récits ne nuit toutefois nullement au plaisir du lecteur (bien au contraire), pas plus qu'elle ne compromet la continuité narrative du conte initial, que Bail modernise tout en l'ancrant dans une réalité typiquement australienne. Chaque récit étant, par ailleurs, directement inspiré du nom d'un arbre planté sur la propriété, il semble évident que Bail cherche, d'une part, à encourager le développement d'un rapport essentiellement imaginatif à l'espace (rendant par là un hommage sans doute trop discret aux Aborigènes), et d'autre part, à célébrer une terre nationale dont les pratiques littéraires sont potentiellement aussi variées que les espèces végétales qui la composent. Au lieu de rejeter le réalisme sans autre forme de procès, Bail choisit donc de l'inclure parmi les modes de discours qui constituent son roman, atteignant ainsi à la « complexité linéaire » (selon ses propres termes) qui le fascinait tant dans la peinture d'Ian Fairweather.

The Pages : espace et pensée

pages

Alors qu'Eucalyptus se penchait sur l'influence de l'espace national sur - et la place du réalisme dans - la littérature locale, The Pages examine son impact sur - et le poids relatif du rationalisme dans - la pensée australienne. À sa sortie, ce curieux roman de formation (Bildungsroman), qui évoque l'itinéraire d'un apprenti philosophe nommé Wesley Antill, en a décontenancé plus d'un. Sa réception plutôt tiède s'explique sans doute d'abord par la présence d'un narrateur farceur qui induit constamment le lecteur en erreur, notamment en lui faisant croire que les paysages archétypaux de l'Australie ne pouvaient conduire qu'à une absence de pensée philosophique propre. Victime d'une crise cardiaque presque fatale quelque temps avant la rédaction de ce livre (alors qu'il était plongé - cela ne s'invente pas ! - dans un texte d'Heidegger), Bail a pourtant déclaré dans un récent entretien qu'il avait très sérieusement tenté, avec The Pages, de se confronter au sens de la vie. Il est donc parfaitement envisageable qu'il y développe une manière de philosophie.

L'incompréhension publique et critique face à ce roman tient vraisemblablement aussi à la quête d'identité du personnage principal et à sa nature fluctuante : tel un Holden Shadbolt indécis, Wesley Antill passera vingt-trois années à avancer et à reculer, sans jamais réellement parvenir à évoluer. Porté par ses aspirations intellectuelles, il quitte à vingt-deux ans l'exploitation agricole familiale (à nouveau située en Nouvelle-Galles du Sud) pour Sydney, où il est formé (et marqué à vie) par un héritier de Descartes et des Lumières pour lequel la pensée australienne ne peut être qu'un sous-produit de l'Hémisphère Nord. Lors de ses pérégrinations ultérieures à travers l'Europe, l'esprit éclairé mais étroitement cartésien qu'est devenu Wesley ne cessera de commettre les trois mêmes erreurs. Premièrement, il s'efforcera sans relâche de combler son vide existentiel par une accumulation indiscriminée de connaissances. Deuxièmement, il fera, à plusieurs reprises, table rase de ces connaissances fraîchement acquises. Troisièmement, il s'acharnera inlassablement à dissocier sa pensée de ce qu'il appelle les intrusions de la vie, tout comme il laissera un abîme se creuser entre son être pensant et son pays natal. Contrairement à Holden, Wesley finira cependant par atteindre la maturité : c'est un violent choc émotionnel (qu'on ne dévoilera pas ici) qui lui révélera toute l'absurdité de son existence et l'incitera à rentrer au bercail pour y élaborer, enfin, sa propre philosophie. Ce faisant, il se métamorphosera en une sorte de penseur pionnier, preuve vivante que, pour les Australiens, la vacuité ontologique n'est pas une fatalité.

La nouvelle philosophie proprement dite, qui prend la forme d'une liste d'aphorismes rassemblés dans le chapitre final du roman, apparaît comme une tentative de transcender la double aliénation mentionnée plus haut. D'une part, elle souligne clairement l'importance de l'expérience dans l'écriture philosophique : elle est donc inspirée de Nietzsche, qui voyait la philosophie comme une confession, mais textualise à l'extrême le récit autobiographique. Notons au passage que Bail, dans ses carnets autobiographiques, aura recours au même dispositif formel pour mener ses propres recherches métaphysiques. D'autre part, la nouvelle philosophie reconnaît, quoique moins explicitement, l'existence d'une relation entre espace et pensée. Comme l'arboretum d'Eucalyptus, la propriété des Antill est un espace mixte, une sorte de palimpseste qui porte encore la trace d'ancêtres européens et peut, elle aussi, fonctionner comme une métaphore de l'Australie. Le lieu présente donc des similitudes étonnantes avec la pensée profondément hybride de Wesley. Dans la mesure où celle-ci se confond avec un récit autobiographique, aussi discontinu soit-il, elle intègre nécessairement l'héritage rationaliste occidental qui, après l'avoir longtemps exclusivement défini, constitue toujours Wesley. Simplement, le rationalisme n'y est qu'une forme de connaissance parmi d'autres et coexiste avec une multitude d'autres influences. Si l'on en croit Bail, c'est dans cette hybridité que réside l'avenir de son pays. En ce sens, The Pages renforce l'idée d'un changement de paradigme, amorcé avec Eucalyptus, au sein de l'œuvre bailienne : glissant d'une approche relativement coloniale à une posture résolument post-coloniale, l'auteur parvient à dépasser sa tendance initiale au rejet parodique du linéaire pour montrer, par la fiction, comment l'incorporer, sous toutes ses formes, au bagage culturel de l'Australie.

Marie Herbillon
Janvier 2010

icone crayon

Marie Herbillon enseigne les littératures de langue anglaise à l'ULg où elle termine actuellement, une thèse intitulée Beyond the Line : Murray Bail's Spatial Poetics, sous la supervision de Marc Delrez.

 


 

Œuvre traduite en français

Eucalyptus, trad. Michèle Albaret-Maatsch, Éditions Robert Laffont, 1999

 

Bibliographie anglaise

Contemporary Portraits and Other Stories, University of Queensland Press, 1975 /republié sous le titre The Drover's Wife and Other Stories, Faber & Faber, 1984 / University of Queensland Press, 1984
Homesickness, Macmillan, 1980 / Farrar, Straus & Giroux, 1999
Ian Fairweather,  Bay Books, 1981 / Murdoch Books, 2009
Holden's Performance, Faber & Faber, 1987 / Vic. & Harmondsworth, U.K.: Penguin, 1987
Longhand: A Writer's Notebook, McPhee Gribble, 1989
Eucalyptus, Text Publishing, 1998 / Farrar, Straus & Giroux, 1998
Camouflage, Text Publishing, 2000 / Harvill, 2001 / Farrar, Straus & Giroux, 2002
Notebooks,  Harvill, 2005
The Pages, Harvill, 2008
The Faber Book of Contemporary Australian Short Stories,  Éd. Murray Bail;  Faber & Faber, 1988




� Universit� de Li�ge - https://culture.uliege.be - 28 March 2024