Australie : Murray Bail

The Pages : espace et pensée

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Alors qu'Eucalyptus se penchait sur l'influence de l'espace national sur - et la place du réalisme dans - la littérature locale, The Pages examine son impact sur - et le poids relatif du rationalisme dans - la pensée australienne. À sa sortie, ce curieux roman de formation (Bildungsroman), qui évoque l'itinéraire d'un apprenti philosophe nommé Wesley Antill, en a décontenancé plus d'un. Sa réception plutôt tiède s'explique sans doute d'abord par la présence d'un narrateur farceur qui induit constamment le lecteur en erreur, notamment en lui faisant croire que les paysages archétypaux de l'Australie ne pouvaient conduire qu'à une absence de pensée philosophique propre. Victime d'une crise cardiaque presque fatale quelque temps avant la rédaction de ce livre (alors qu'il était plongé - cela ne s'invente pas ! - dans un texte d'Heidegger), Bail a pourtant déclaré dans un récent entretien qu'il avait très sérieusement tenté, avec The Pages, de se confronter au sens de la vie. Il est donc parfaitement envisageable qu'il y développe une manière de philosophie.

L'incompréhension publique et critique face à ce roman tient vraisemblablement aussi à la quête d'identité du personnage principal et à sa nature fluctuante : tel un Holden Shadbolt indécis, Wesley Antill passera vingt-trois années à avancer et à reculer, sans jamais réellement parvenir à évoluer. Porté par ses aspirations intellectuelles, il quitte à vingt-deux ans l'exploitation agricole familiale (à nouveau située en Nouvelle-Galles du Sud) pour Sydney, où il est formé (et marqué à vie) par un héritier de Descartes et des Lumières pour lequel la pensée australienne ne peut être qu'un sous-produit de l'Hémisphère Nord. Lors de ses pérégrinations ultérieures à travers l'Europe, l'esprit éclairé mais étroitement cartésien qu'est devenu Wesley ne cessera de commettre les trois mêmes erreurs. Premièrement, il s'efforcera sans relâche de combler son vide existentiel par une accumulation indiscriminée de connaissances. Deuxièmement, il fera, à plusieurs reprises, table rase de ces connaissances fraîchement acquises. Troisièmement, il s'acharnera inlassablement à dissocier sa pensée de ce qu'il appelle les intrusions de la vie, tout comme il laissera un abîme se creuser entre son être pensant et son pays natal. Contrairement à Holden, Wesley finira cependant par atteindre la maturité : c'est un violent choc émotionnel (qu'on ne dévoilera pas ici) qui lui révélera toute l'absurdité de son existence et l'incitera à rentrer au bercail pour y élaborer, enfin, sa propre philosophie. Ce faisant, il se métamorphosera en une sorte de penseur pionnier, preuve vivante que, pour les Australiens, la vacuité ontologique n'est pas une fatalité.

La nouvelle philosophie proprement dite, qui prend la forme d'une liste d'aphorismes rassemblés dans le chapitre final du roman, apparaît comme une tentative de transcender la double aliénation mentionnée plus haut. D'une part, elle souligne clairement l'importance de l'expérience dans l'écriture philosophique : elle est donc inspirée de Nietzsche, qui voyait la philosophie comme une confession, mais textualise à l'extrême le récit autobiographique. Notons au passage que Bail, dans ses carnets autobiographiques, aura recours au même dispositif formel pour mener ses propres recherches métaphysiques. D'autre part, la nouvelle philosophie reconnaît, quoique moins explicitement, l'existence d'une relation entre espace et pensée. Comme l'arboretum d'Eucalyptus, la propriété des Antill est un espace mixte, une sorte de palimpseste qui porte encore la trace d'ancêtres européens et peut, elle aussi, fonctionner comme une métaphore de l'Australie. Le lieu présente donc des similitudes étonnantes avec la pensée profondément hybride de Wesley. Dans la mesure où celle-ci se confond avec un récit autobiographique, aussi discontinu soit-il, elle intègre nécessairement l'héritage rationaliste occidental qui, après l'avoir longtemps exclusivement défini, constitue toujours Wesley. Simplement, le rationalisme n'y est qu'une forme de connaissance parmi d'autres et coexiste avec une multitude d'autres influences. Si l'on en croit Bail, c'est dans cette hybridité que réside l'avenir de son pays. En ce sens, The Pages renforce l'idée d'un changement de paradigme, amorcé avec Eucalyptus, au sein de l'œuvre bailienne : glissant d'une approche relativement coloniale à une posture résolument post-coloniale, l'auteur parvient à dépasser sa tendance initiale au rejet parodique du linéaire pour montrer, par la fiction, comment l'incorporer, sous toutes ses formes, au bagage culturel de l'Australie.

Marie Herbillon
Janvier 2010

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Marie Herbillon enseigne les littératures de langue anglaise à l'ULg où elle termine actuellement, une thèse intitulée Beyond the Line : Murray Bail's Spatial Poetics, sous la supervision de Marc Delrez.

 


 

Œuvre traduite en français

Eucalyptus, trad. Michèle Albaret-Maatsch, Éditions Robert Laffont, 1999

 

Bibliographie anglaise

Contemporary Portraits and Other Stories, University of Queensland Press, 1975 /republié sous le titre The Drover's Wife and Other Stories, Faber & Faber, 1984 / University of Queensland Press, 1984
Homesickness, Macmillan, 1980 / Farrar, Straus & Giroux, 1999
Ian Fairweather,  Bay Books, 1981 / Murdoch Books, 2009
Holden's Performance, Faber & Faber, 1987 / Vic. & Harmondsworth, U.K.: Penguin, 1987
Longhand: A Writer's Notebook, McPhee Gribble, 1989
Eucalyptus, Text Publishing, 1998 / Farrar, Straus & Giroux, 1998
Camouflage, Text Publishing, 2000 / Harvill, 2001 / Farrar, Straus & Giroux, 2002
Notebooks,  Harvill, 2005
The Pages, Harvill, 2008
The Faber Book of Contemporary Australian Short Stories,  Éd. Murray Bail;  Faber & Faber, 1988



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