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Espagne : Javier Cercas

15 January 2010
Espagne : Javier Cercas

Depuis une dizaine d'années, la Guerre civile a suscité une littérature d'une exceptionnelle  abondance : les présentoirs des librairies espagnoles n'en finissent pas de se  remplir de témoignages, d'essais, mais aussi d'ouvrages de fiction sur cette période noire de l'Histoire. Dans cette importante masse bibliographique, on passerait facilement inaperçu. Mais en 2001, un auteur a fait figure d'exception. Avec son roman Les Soldats de Salamine, Javier Cercas a bouleversé l'Espagne. Son récit suivant, À la vitesse de la lumière, l'a définitivement placé parmi les auteurs qui comptent.

Né à Cáceres en 1962, ce docteur en Philologie hispanique commence à publier à la fin des années quatre-vingts. Si ses premiers écrits - quelques romans, des nouvelles, des traductions d'auteurs catalans ou anglais - ne se font pas remarquer à l'époque, on y observe pourtant déjà les traits qui constitueront sa marque de fabrique. Car s'il y a une thématique qui fascine Javier Cercas, c'est la relation qui se noue entre fiction et réalité.  Ainsi, l'axe central de ses œuvres est bien souvent l'écriture d'un roman, roman qui parfois s'identifie avec celui que le lecteur a entre les mains. Quant aux personnages, écrivains, journalistes ou professeurs d'université, ils constituent autant de doubles fictionnels de Javier Cercas. Ces deux aspects conjugués induisent, au sein même de ses romans, une véritable réflexion sur la Littérature.

Le succès des Soldats de Salamine

soldats

En 2001, Javier Cercas publie Les soldats de Salamine, roman qui fera de lui l'auteur de best-sellers qu'il est aujourd'hui. Un million d'exemplaires vendus dans le monde, une dizaine de prix, une adaptation au cinéma et un Vargas Llosa élogieux qui affirme n'avoir pas lu de meilleur roman depuis longtemps : il n'en fallait pas plus aux journalistes pour parler de « phénomène Cercas ».

Les soldats de Salamine raconte la rencontre de Javier Cercas, un écrivain reconverti au journalisme, avec un épisode curieux de la Guerre d'Espagne : dans les derniers jours du conflit, Rafael Sánchez Mazas, le fondateur du parti nationaliste de la Phalange, voit sa vie sauvée par un jeune soldat républicain. Cercas entreprend alors de fouiller le passé, afin de raconter l'histoire surprenante de l'écrivain fasciste. Mais pour mener ce projet à son terme, il lui manque un élément : qui est cet homme qui, soixante ans plus tôt, épargna la vie de Sánchez Mazas ? Le récit prend alors des allures d'enquête policière, à une nuance près : c'est un héros, et non un coupable, qui est recherché. 

Javier Cercas a apporté un renouveau dans la littérature sur la Guerre civile, en insérant ce thème dans la dynamique du roman contemporain. À la fois autofiction et métafiction, Les soldats de Salamine place l'aventure de l'écriture au centre du récit. Ainsi, l'auteur met en scène son alter ego de fiction, un écrivain raté qui raconte les différentes étapes du processus d'écriture : la naissance du projet, la documentation et l'enquête, la première rédaction, les doutes. C'est à la fin du texte qu'il se dit enfin prêt à commencer la rédaction de son roman... Roman que nous lecteurs, venons de terminer.

S'il a séduit public et critique, le livre a aussi décontenancé, comme c'est souvent le cas quand on entreprend d'écrire sur un personnage controversé, au risque de le rendre sympathique. Un roman sur Sánchez Mazas, ce ministre sous la dictature de Franco ? Curieuse idée. Même Conchi, la petite amie naïve du narrateur, voyante à la télévision locale, tente de l'en dissuader : « Je t'ai déjà dit de ne pas écrire sur un facho ! Ces gens foutent en l'air tout ce qu'ils touchent. Pourquoi pas un livre sur García Lorca ? ». Mais Javier Cercas - l'écrivain de chair et d'os - ne prend pas parti : il veut comprendre, et non juger, les comportements humains. Et la Guerre civile ou la vie du leader nationaliste ne sont peut-être qu'autant de prétextes pour porter un émouvant message de rédemption. Car finalement, la construction du roman tend toute entière vers un final majestueux : en recherchant ce soldat qui a vu en Sánchez Mazas l'homme et non l'ennemi, le texte invite à une lecture universelle, suggérée dès le titre du roman, et rend hommage aux héros anonymes oubliés par l'Histoire.


 

À la vitesse de la lumière, ou l'écriture pour survivre

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Quatre ans après le succès des Soldats de Salamine, Javier Cercas revient sur le devant de la scène littéraire avec À la vitesse de la lumière. Moins connu chez nous, ce roman n'a pourtant rien à envier à son prédécesseur. Peut-être même est-il meilleur encore. 

À la vitesse de la lumière, c'est l'histoire d'une amitié entre deux hommes : l'un est espagnol et rêve d'écrire le chef-d'œuvre qui lui permettrait de conquérir le monde et l'autre, un Américain étrange dont la vie s'est arrêtée vingt-cinq ans plus tôt au Vietnam. Alors que tout semble les éloigner, la littérature les réunit. L'Américain met en garde l'apprenti écrivain : « Personne ne meurt pour avoir échoué, mais il est impossible de survivre dignement au succès. [...] De sorte que, si tu t'entêtes à devenir écrivain, tâche de différer le succès autant que tu peux ». Mais le succès va pourtant rattraper l'Espagnol, et faire de lui un monstre : enivré par la gloire, il devient odieux et méprisant. Un drame l'entraînera dans une longue descente aux enfers, à laquelle il ne pourra survivre qu'en rapprochant, grâce à l'écriture, son destin de celui de son ami.

Une fois de plus, Javier Cercas nous promène avec talent sur la limite qui sépare réalité et fiction : jonglant habilement avec les registres autobiographique et romanesque, mêlant véracité et vraisemblance, il crée un roman dont l'ambigüité générique a dérouté plus d'un lecteur. Nombreux sont ceux qui ont vu dans ce roman la confession d'un écrivain ayant perdu son âme, grisé par le succès des Soldats de Salamine. Et Javier Cercas dut rassurer, amusé, ses étudiants de l'Université de Gérone, où il enseigne la littérature espagnole : bien sûr que non, sa femme et son fils ne sont pas morts. « Ce que tout romancier veut - et ce depuis toujours : depuis le Quichotte, depuis le Lazarillo de Tormes, depuis Robinson Crusoé - c'est que sa fiction paraisse réelle : qu'elle soit, pour le lecteur, la réalité, en tout cas au moins le temps de sa lecture », dit-il. Mais qu'on ne s'y trompe pas, il s'agit bien là d'un roman : Javier Cercas ne manque pas de fictionnaliser sa trajectoire, et construit son personnage d'écrivain en faisant appel à la tradition littéraire. Scènes de la vie de bohème, roman de formation, campus novel, ou allusions à l'œuvre d'Hemingway, la Littérature est présente dans chacune des pages du roman. Certains passages se confondraient même parfois avec un essai sur l'art d'écrire un roman : à travers les longues conversations entre le narrateur et son ami américain, Javier Cercas réfléchit au rôle de l'écrivain, à la catastrophe du succès et au pouvoir rédempteur de la littérature.

Le romancier espagnol nous emporte dès les premières lignes de son roman, avec une écriture toute en subtilité, où rien n'est laissé au hasard, où chaque chapitre, chaque phrase, chaque mot fait écho à un autre. Des leitmotivs ponctuent le texte et s'enrichissent de sens au fil des pages : la répétition caractérise le style de Cercas, qui affirme concevoir avant tout ses romans comme « la résolution d'un problème formel ». Ici, présente jusque dans la structure, circulaire, du roman, elle permet de dessiner des échos toujours plus forts entre les deux protagonistes du récit, jusqu'à les voir se confondre.

Écrivain remarquable, celui que l'on surnomme le « Paul Auster espagnol » propose une œuvre réflexive résolument inscrite dans la postmodernité. Avec des thèmes de prédilection : l'héroïsme, l'Histoire, la guerre... Mais finalement, qu'elle soit d'Espagne ou du Vietnam, celle-ci n'est qu'une toile de fond. Car on l'a vu, ce qui fascine Javier Cercas, c'est le destin d'hommes face aux événements extraordinaires de la vie : se retrouver face à l'ennemi, le regarder dans les yeux, puis lui laisser la vie sauve, perdre la tête et tuer des innocents dans un combat barbare que l'on ne comprend pas... ou devenir du jour au lendemain l'auteur d'un roman-phénomène, tel Les Soldats de Salamine. Peut-on ressortir indemne de ces situations extrêmes ? Javier Cercas semble concevoir ses romans comme autant de réponses à cette question.

Alizé Taormina
Janvier 2010

 
crayon
Alizé Taormina réalise actuellement une thèse consacrée à l'autofiction et la métafiction dans le domaine hispanique, sous la direction de Kristine Vanden Berghe et Álvaro Ceballos Viro.

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Œuvres traduites en français

Les soldats de Salamine, trad. Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic, Éditions Actes Sud, 2002 / Actes Sud Babel, 2004 / LGF, 2005
Á petites foulées, trad. Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic, Éd. Actes Sud, 2004
Á la vitesse de la lumière, trad. Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic, Éd.  Actes Sud, 2006 / Actes Sud Babel, 2008


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