Mexique : David Toscana

Une polémique entre centre et périphérie

En 2005, un important critique établi à Mexico attaqua sévèrement la littérature du nord du Mexique soutenant qu'elle n'avait qu'un seul souci : documenter le trafic des drogues, qui ravage par la violence les grandes villes proches de la frontière avec les États-Unis et parsème de corps mutilés et assassinés les vastes déserts des différents états frontaliers. 

Dans son numéro suivant, la même revue qui avait recueilli ce propos publia une réplique d'Eduardo Antonio Parra, un des représentants les plus importants de ce groupe littéraire du nord. Parra attribuait à certains critiques littéraires de Mexico une vision typiquement centraliste de la capitale : ceux-ci prétendraient réduire la production culturelle dans le grand Nord à une seule image stéréotypée, celle du trafic des drogues, et auraient du mal à admettre qu'un deuxième pôle littéraire est en train de surgir dans le pays, pôle que l'on pourrait éventuellement situer autour de la ville de Monterrey. 

Il serait difficile de démontrer que le centralisme littéraire au Mexique, où la vie culturelle, par ailleurs dense et diverse, se limite traditionnellement à la capitale, explique le raisonnement en question.  Ce qui est sûr, par contre, c'est que la vision critiquée par Parra est en effet réductrice et fausse.  L'œuvre de Parra - sorte d'héritier de Juan Rulfo - en témoigne, tout comme celle de David Toscana, auteur d'un recueil de nouvelles: Historias del Lontananza (1997) et de sept romans: Las bicicletas (1992), Estación Tula  (1995),  Santa María del Circo (1998), Duelo por Miguel Pruneda (2002), El último lector (2004), El ejército iluminado (2006) et Los puentes de Königsberg (2009). En 2009 parut le premier roman traduit en français mais dont le titre resta conforme à l'original, El último lector.

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Photo © Gailarde

Une littérature du Nord ?

Toscana (Monterrey, 1961) fait partie d'une génération d'écrivains nés dans les années 50 et 60 qui obtinrent une grande notoriété à la fin du siècle dernier. Ce nouveau « miniboom » littéraire est sans doute une création des intérêts commerciaux des maisons d'édition à la recherche d'étiquettes nouvelles. Toutefois, il ne s'y limite pas dans la mesure où les différences entre les écrivains se dessinent sur un fond de caractéristiques communes.  Le paysage et le climat du nord, sévères et désertiques, sont omniprésents dans cette littérature et créent une ambiance qui co-détermine l'action. À cela s'ajoute que la proximité des États-Unis et la pression qu'exerce la culture américaine sur la région contribuent à former la vision du monde dans des romans et des nouvelles dont les personnages se sentent souvent tiraillés -parfois physiquement - entre leur pays et le voisin du nord pour lequel ils ressentent un mélange étrange de jalousie, rancune et admiration. Chez certains auteurs, cette proximité des États-Unis et les intenses contacts avec les Mexicains-Américains qu'elle entraîne, contamine la langue en y introduisant des tournures en spanglish ou des expressions anglo. La prose d'autres écrivains ne se montre guère perméable aux influences de l'anglais. Ces derniers défendent la tradition langagière d'une région isolée où le lexique provient en partie du castillan du XVIe siècle. Le rythme répétitif, entrecoupé, de cette langue fait penser à une respiration suffoquée par les extrémités climatiques. C'est dans cette tradition que s'inscrit l'œuvre de David Toscana. 

El último lector

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L'intrigue de El último lector prend place à Icamole, un petit village du Nord du Mexique sévèrement frappé par la sécheresse. Seul Remigio parvient encore à extraire de son puits un peu de cette denrée précieuse qui manque tant aux habitants. Sa vie bascule lorsqu'il s'aperçoit que le cadavre d'une jeune fille encombre le fond de la source. Troublé, il décide de remonter le corps de l'enfant à la surface et ne sachant comment s'en défaire, le dépose dans sa maison. Il se confie ensuite à son père, Lucio, le bibliothécaire du village, qui s'obstine à chercher dans la littérature une explication à cette macabre découverte. La Mort de Babette ne s'apparente-t-elle pas à celle de la fillette trouvée au fond du puits ? Cette dernière n'est-elle pas l'héroïne de La Fille du télégraphiste ? Au même moment, une enquête policière voit le jour. Elle s'appuie sur les déclarations de Lucio et éveille fortement l'intérêt de la mère de la victime, grande lectrice également...

El último lector ramène les habitants d'Icamole à une sorte d'état primitif de l'homme où seules les véritables passions entrent en jeu : la vie, la mort, la faim, la soif, le désir, la littérature... laissant de côté les préoccupations superficielles.

Ironie mordante et critique des stéréotypes

Une constante dans l'œuvre de notre auteur c'est ce regard critique très personnel posé sur la société et la condition humaine. David Toscana tourne en dérision, démythifie, désacralise. À l'aide d'une ironie mordante mêlant grotesque et humour noir, l'auteur offre une vision neuve du passé et du présent. Dans El último lector, la critique la plus apparente et expansive est certainement celle adressée aux romanciers ou plutôt, à certains d'entre eux. En effet, Lucio, tel un membre d'un tribunal de l'Inquisition, exclut des rayonnages de sa bibliothèque les livres qui, selon son bon jugement, sont imparfaits : sentimentalisme abusif, descriptions superflues, comparaisons excessives, tous les prétextes sont bons pour qu'un ouvrage soit livré à la cohorte de cafards qui peuple le sous-sol de son entrepôt. Même les textes sacrés n'échappent pas à la critique,  puisque Lucio, implacable de sincérité, va jusqu'à corriger le texte de la Bible.

L'atmosphère particulière qui pénètre les romans de David Toscana, entremêlant réalisme et fantastique, vraisemblance et extravagance, inscrit l'auteur dans la grande tradition du réalisme magique hispano-américain. Dans El último lector, ce mélange prend la forme d'une réflexion sur les frontières entre la fiction et la réalité. Lucio cherche dans les livres une explication à la mort de la fillette. Plus généralement, il voit dans la littérature le lieu de toutes les explications. Elle est ce qu'il appelle le « présent permanent ». Ainsi, par exemple, il est convaincu que la jeune défunte est l'héroïne d'un de ses romans favoris, la Mort de Babette et c'est tout naturellement qu'il conseille à son fils, Remigio, d'ensevelir le corps de l'enfant sous l'arbre de son jardin, puisque l'assassin avait procédé de la sorte dans Le Pommier, un autre de ses ouvrages fétiches. À cette occasion, David Toscana laisse libre cours à son imagination et crée une brochette de romans et d'auteurs fictifs propices aux divagations les plus saugrenues. Réalisme et fiction se fondent jusqu'à ne plus se démêler ou, devrions-nous dire, fiction qui s'offre comme réelle et fiction qui intervient dans la fiction. Simple fantaisie littéraire ? Laissez-nous en douter. Partant du principe que les livres sont pleins de vérité, Lucio amène le lecteur à réfléchir sur l'importance des mots et de la littérature dans la destinée humaine.  El último lector est un véritable hymne à la lecture.

Aurélie Scheffer et Kristine Vanden Berghe
Janvier 2010

 

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Aurélie Scheffer est assistante au département d'études romanes de l'Université d' Aix-la-Chapelle (RWTH Aachen) et prépare une thèse sur l'œuvre de David Toscana, sous la direction d'Angelica Rieger et de Kristine Vanden Berghe.

 

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Kristine Vanden Berghe enseigne la langue et les littératures espagnoles et hispano-américaines à l'ULg. Ses principales recherches portent sur les littératures hispano-américaines du XXe siècle.


 

 

Œuvre traduite en français

El ultimo lector, trad. François-Michel Durazzo, Éditions Zulma,  2009