La traduction de livres en français : comment travaillent les éditeurs ?

Chaque année, paraissent en France plusieurs centaines de livres traduits de quasiment toutes les langues du monde. Comment s'opèrent les choix ? Pour tenter de le comprendre, nous avons interrogé trois éditeurs : un gros, Gallimard, qui possède une collection réservée aux livres étrangers, « Du monde entier », un moyen, Métailié, et un plus petit, Zulma, dont les catalogues s'ancrent principalement en-dehors des frontières de la francophonie.

Hier : Kafka, Conrad, Hemingway, Dos Passos, Neruda, Joyce, Kundera, Pasternak, Steinbeck, Bernhard, Nabokov. Aujourd'hui : Philip Roth, Amos Oz, Jonathan Coe, Carlos Fuentes, Antonio Tabucchi, Javier Marias, Mario Vargas Llosa, Orhan Pamuk, Juan Cortazar, Kenzaburo Oe. Le catalogue de la collection « Du monde entier », créée en 1931, rassemble le meilleur de la littérature mondiale du XXe siècle et du début du nôtre. Si chaque région linguistique y possède son propre éditeur, ou sa propre éditrice comme Christine Jordis pour le domaine anglophone, c'est Jean Mattern qui, en tant que responsable des acquisitions et du programme général, coordonne l'ensemble.

« Sur les deux à trois mille propositions que nous recevons chaque année, nous en retenons entre trente et trente-cinq, confie-t-il. La fidélité voulue et affichée à nos auteurs est la tradition de la maison. C'est ainsi que nous suivons des écrivains parfois depuis presque cinquante ans, tels Philip Roth ou Carlos Fuentes. Et comme certains d'entre eux écrivent un livre tous les ans ou tous les dix-huit mois, il reste moins de place pour les nouveaux. »

Justement, comment sont sélectionnés ces auteurs jamais traduits en français, telle Caterina Bonvicini dont a paru en janvier L'équilibre des requins ? Le maître mot est l'intuition. « Il y a, chez les responsables éditoriaux, une curiosité naturelle qui les poussent à aller vers des inconnus que des éditeurs ou des traducteurs leur proposent, poursuit Mattern. Cela se fait un peu naturellement, il n'y a ni quotas de langues, ni équilibres entre nouveaux venus et auteurs confirmés. Et le fait qu'un livre ait marché dans tel ou tel pays n'est qu'un faible indicateur, les marchés sont trop différents. »

Si Gallimard espère, bien entendu, que chaque livre rencontre son public, sans nourrir la moindre certitude, trop d'inconnues entrant en jeu, il sait néanmoins qu'ils ne possèdent pas tous au départ un potentiel identique. C'est donc ici qu'interviennent le service commercial et les attachés de presse. « Un moment-clé dans la carrière d'un livre est celui où il est présenté en réunion de représentants, trois quatre mois avant sa sortie. Il nous faut choisir un angle de présentation, donner des clés à la fois aux représentants et aux attachés de presse. Nous n'avons pas comme politique de pousser un livre plutôt qu'un autre. Nous croyons à tous ceux que nous publions. Quitte à s'apercevoir que la notoriété de certains écrivains ne correspond pas forcément à ses ventes, comme Javier Marias dont vient de paraître le dernier tome de la trilogie. »

« Depuis 15-20 ans, j'ai remarqué une plus grande curiosité pour la littérature étrangère, se réjouit encore Jean Mattern. Si les lecteurs vont plus facilement vers certains domaines linguistiques, comme l'anglo-saxon, je sens néanmoins depuis quelques années une vraie ouverture aux bons livres quelle que soit leur origine. Mais cette soif de découvertes est davantage présente chez les lecteurs et les libraires que dans les médias où il est de plus en plus difficile de faire parler d'auteurs inconnus. »

metailié


De Métailié...

Depuis un peu plus d'un quart de siècle, les éditions Métailié occupent un créneau essentiel sur le terrain de la traduction. Parmi les quelque trente-cinq livres publiés chaque année, une trentaine provient en effet d'horizons plus ou moins proches géographiquement ou culturellement : les pays anglo-saxons, hispaniques ou lusophones, l'Italie, l'Allemagne mais aussi la Turquie, la Mongolie, le Cambodge ou l'Islande. Ancienne ingénieure de recherche à la Maison de Sciences de l'Homme, Anne-Marie Métailié s'est aperçue que des livres importants dans les langues qu'elle pratiquait, le portugais, l'espagnol et l'italien, n'étaient pas disponibles en français ou seulement dans des traductions assez mauvaises. De ce constat est née, en 1979, la maison qui porte son nom. Et qui est riche, trois décennies plus tard, d'un catalogue dont 80% des auteurs étaient inconnus, souvent même dans leur pays, au moment de leur publication et sont aujourd'hui célèbres.

« Je lis beaucoup et je suis en rapport dans tous les pays avec des amis qui me disent ce qui les intéresse, explique-t-elle.  Et depuis les années 90, j'entretiens des rapports amicaux et très suivis avec certains auteurs, tels Luis Sepulveda ou Paco Ignacio Talbo II, qui lisent les plus jeunes et m'en parlent. Ayant de très solides études de langue derrière moi, je pense avoir l'oreille pour la lecture, pouvoir saisir la voix d'un auteur. Ma responsabilité d'éditrice est ensuite de trouver le traducteur celui qui sera le plus fidèle à cette voix, à cette musique. La traduction a beaucoup évolué, il existe aujourd'hui davantage de bons traducteurs. Sauf exceptions, un traducteur ne peut pas traduire n'importe qui. Celui qui traduit toujours sur le même ton, c'est l'horreur totale. Vous ne lisez plus un tel ou un tel mais son œuvre à lui. »

zulma

...à Zulma

Créées en 1991, les éditions Zulma ne dépassent pas quinze livres par an. Dont, là aussi, une majorité de traductions. « Dès l'origine, se souvient son cofondateur, Serge Safran, nous avons eu envie de publier des auteurs que nous découvrions et encore non traduits. Et nous avons remarqué que, dès l'instant où vous commencez à traduire des écrivains d'une certaine langue, les propositions affluent. L'opération fonctionne dans les deux sens. Soit nous cherchons un traducteur, soit c'est un traducteur qui nous propose un texte dont il a déjà traduit une partie. C'est ainsi que nous sommes devenus « spécialistes » dans le domaine coréen [avec une dizaine de noms au catalogue] sans que ce soit une réelle volonté de départ. »

L'éditeur fonctionne par coups de cœur avec la volonté de ne pas sacrifier au domaine anglo-saxon qui domine largement aujourd'hui. La découverte des livres s'opère soit via leur traduction anglaise, même si tous les livres sont in fine traduits de la langue originelle, soit grâce aux traducteurs. Et s'il repère un auteur singulier et talentueux, il le suit. Comme c'est le cas pour l'Iranienne Zoyâ Pirzâd dont il a publié quatre livres. Ou pour deux auteurs latino-américains, l'Argentin Ricardo Piglia et le Mexicain David Toscana découverts en 2009 et dont de nouveaux romans paraîtront en 2010.

« Nous cherchons des livres à portée universelle. Sans se baser sur leur succès chez eux en imaginant qu'ils pourraient en avoir en France, cela n'a rien à voir. Hwang Sok-yong, dont nous venons de publier le sixième roman, tire à deux millions d'exemplaires en Corée alors qu'en France il demeure encore peu connu. Et ce n'est qu'après avoir lu ses textes que l'on a appris que Zoyâ Pirzâd jouit d'une grande notoriété en Iran où elle atteint parfois de gros tirages. Et Il y a un an ou deux, nous avons lu en anglais un roman de Benny Barbash en se demandant pourquoi cet auteur israélien traduit en plusieurs langues européennes ne l'était pas en français. Nous l'avons alors traduit de l'hébreu. »

Pour les romans étrangers, l'éditeur accomplit le même travail de promotion que pour les rares français. « C'est notre rôle de les faire découvrir. Aujourd'hui, c'est un peu moins difficile car les gens se sont rendu compte au fil des années de l'intérêt de ce que nous leur proposons. Par exemple, Huit monologues de femmes, traduit du russe d'un auteur tadjik totalement inconnu, Barzou Abdourazzoqov, a été vendu à un peu plus de deux mille exemplaires. Et Le goût âpre des kakis de Zoyâ Pirzâd, qui a obtenu cet automne le Prix Courrier international du meilleur livre étranger, connaît un beau succès. Mais on peut aussi vivre des déceptions énormes, comme avec le premier volume de la Correspondance de Strindberg, sur lequel nous avons pourtant réalisé un travail considérable. »

Michel Paquot
Janvier 2010

crayon

Michel Paquot est journaliste indépendant.