Pakistan : Mohsin Hamid

Mohsin Hamid blanchit le fondamentalisme

Dans L'Intégriste malgré lui, Mohsin Hamid donne un tour inattendu à la question du fondamentalisme à travers la success story inversée made in U.S.A. de Tchenguiz, qui mêle sur fond de 11 septembre ascension sociale fulgurante, éclatement identitaire, quête de blancheur et retour au pays anticipé.

integriste

Nominé pour le prestigieux Booker Prize en 2007, L'Intégriste malgré lui, second livre de l'écrivain d'origine pakistanaise Mohsin Hamid, s'inscrit de façon doublement opportune à la croisée d'une lignée de romans prenant les événements du 11 Septembre 2001 comme toile de fond, et d'une autre, non moins rentable, bénéficiant depuis le début des années 90 de la surmédiatisation de la littérature diasporique en provenance du sous-continent indien, avec Salman Rushdie comme incontournable figure de proue.

Il suffit pourtant de s'embarquer dans la lecture des premières pages de ce roman zigzagant entre New York et Lahore, entre passé et présent, entre success story instantanée et descente aux enfers programmée, pour s'assurer que l'originalité de l'œuvre de Hamid ne se laisse pas altérer par les étiquettes dans lesquelles on serait tentés de la confiner au premier abord. Comme l'on pourrait s'y attendre dans un livre plaçant, ou feignant de placer, le sempiternel clivage entre orient et occident, entre « le Nord » et « le Sud », au cœur de son propos, le thème de la dualité reste ici central, bien qu'il y soit abordé, éclaté, pourrait-on dire, en une multiplicité de déclinaisons. Et c'est bien à partir de cette éclatement de déclinaisons autour de la dualité que Hamid parvient à subvertir la rigidité supposée de sa propre thématique et à semer le trouble dans l'esprit de son lecteur, qui, au fil du récit, en vient à percevoir le Même comme envers du décor de l'Autre et à amorcer des identifications qu'il pensait tout d'abord impossibles, voire impensables.

Prendre au piège le lecteur

Une des réussites incontestables de Hamid, en effet, est de parvenir à endosser sans ciller la critique faite aux écrivains de la diaspora du sous-continent indien de s'adresser en priorité à un lectorat occidental, mieux, de réussir à s'en emparer afin de la détourner et de l'asservir à ses propres desseins : « nous » inciter à repenser la notion d'intégrisme au-delà d'une association quasi-automatique avec le Pakistan, et plus généralement, avec le monde musulman. Car dès le premier chapitre, le dispositif narratif à récits enchâssés de L'Intégriste malgré lui prend pour ainsi dire le lecteur au piège de sa propre occidentalité, en utilisant ponctuellement une seconde personne du singulier qui feint de s'adresser à un interlocuteur américain anonyme rencontré par le protagoniste à Lahore et réduit au silence dans le texte, mais qui pourrait tout aussi bien être destiné à ses propres lecteurs : « nous » raconter l'irrésistible ascension sociale de Tchenguiz en Amérique, « nous » prendre à témoin de ses efforts pour « faire l'Américain » et parvenir à intégrer les rangs de la méritocratie de Princeton, puis d'une compagnie d'analyse financière de la côte est, et « nous » asséner, finalement, sur un ton de plus en plus menaçant, son désenchantement consécutif au 11 septembre et au repli du pays dans une xénophobie délétère dont Tchenguiz devient la victime en vertu d'une pakistanité résiduelle visiblement basanée.

Effacement identitaire et nostalgie d'un paradis perdu

Dans le roman de Hamid, deux récits se recadrent l'un l'autre, deux niveaux de narration se juxtaposent, et cet aller et retour entre un monde et l'autre donne un caractère de plus en plus poignant à la dépersonnalisation et à l'effacement identitaire auxquels Tchenguiz se soumet tout au long de son périple américain, derrière lesquels ne tarde pas à pointer la nostalgie pour le paradis perdu d'un Lahore d'antan et le désir fou de reconquérir, à distance, la noblesse d'un Lahore imaginaire transmis en héritage par les générations précédentes malmenées par la récente émergence d'une nouvelle classe sociale clinquante et corrompue au Pakistan. Si la quête effrénée de pouvoir et d'ascension sociale de Tchenguiz apparaît en ce sens d'autant plus absolue, et condamnée, qu'elle se conjugue, en fait, à un passé fantasmé « plus-que-parfait », elle en vient aussi à refléter, comme dans un jeu de miroirs, la maladie d'une société occidentale obnubilée par l'effritement progressif de sa propre puissance, et qui ne préserve l'illusion de sa supériorité, et de sa cohérence identitaire, qu'en absorbant l'Autre, et en le menaçant perpétuellement de le repousser hors de ses frontières si d'aventure il devient trop menaçant, trop différent.

Quête de blancheur

En ce sens, l'échec de la relation amoureuse de Tchenguiz et d'Erica, son amante torturée par la perte accidentelle d'un amour de jeunesse, Chris, est emblématique. Certains gloseront sur le lourd symbolisme du prénom d'(Am/)Erica, augurant déjà que l'aspiration de Tchenguiz de blanchir sa pakistanité au soleil noir d'une new-yorkaise de souche - au teint diaphane, cela va sans dire - l'emmènera à se renier davantage encore, jusqu'à accepter d'emprunter l'identité du défunt pour essayer de se faire enfin désirer par son amie. Entre Tchenguiz et Am/Erica, la fascination est mutuelle, la destruction l'est aussi. Tandis qu'Erica s'enfonce, au lendemain du 11 septembre, dans le deuil impossible d'un amant magnifié par son absence, America sombre dans la xénophobie, ne laissant d'autre choix à Tchenguiz que de négocier un retour au pays. Pour autant, le protagoniste n'a pas renoncé à son rêve de puissance, ni au désir de posséder son amante, même morte. Dans un ultime retournement identificatoire, Tchenguiz finit en effet par posséder imaginairement Am/Erica en devenant elle, en cannibalisant son identité et en s'abîmant, comme elle, dans la nostalgie d'un amour disparu. Et c'est en cela aussi que le roman de Hamid bouscule profondément notre perception de l'intégrisme. En effet, ce que montre Hamid, c'est que la glissée de son protagoniste dans le fondamentalisme religieux à son retour au Pakistan ne se conçoit pas sans un attachement viscéral au rêve véhiculé par l'Amérique, jusqu'à la confusion identitaire. Chez Hamid, cette révélation est d'autant plus dérangeante qu'elle prend aussi sa source dans la mélancolie sans appel d'Erica pour le bien-nommé Chris, qui symbolise l'enfermement narcissique et claustrophobe du monde occidental dans le culte passéiste d'un dieu plus blanc que blanc.

 

Delphine Munos
Janvier 2010

crayon

Delphine Munos est doctorante à l'ULg. Ses principales recherches portent sur l'idéologie du retour dans la littérature diasporique du sous-continent indien.  Elle a écrit un article sur la mélancolie raciale dans L'intégriste malgré lui.

 


 

 

Œuvres en français

Partir en fumée, Éd. Stock,  2001
L'intégriste malgré lui,  Éd. Denoël, 2007

 

Site web

Site officiel de l'auteur : http://www.mohsinhamid.com