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Belgique : Grégoire Polet

21 janvier 2010
Belgique : Grégoire Polet

La complexité du monde

Âgé seulement d'un peu plus de trente ans - il est né à Uccle en 1978 -, le Belge Grégoire Polet est l'auteur d'une œuvre qui force l'admiration par son ambition, son originalité et son étonnante maîtrise.

Plaçant une phrase de Camilo José Cela en exergue de son premier roman Madrid ne dort pas (Gallimard, 2005), le jeune écrivain ne se contente pas de rendre hommage au grand romancier espagnol : il relève avec brio la gageure narrative contenue dans La Ruche (La Colmena, 1950), roman où Cela enregistre le quotidien de plusieurs dizaines de personnages dans le Madrid de 1942. Au départ d'un café, lieu de passage et de rencontre, des liens se tissent entre les individus ; par brefs instantanés, une vie grouillante se découvre, comme dans une ruche - et comme si C.J. Cela était devenu un cinéaste promenant sa caméra en divers lieux de la ville et tournant, avec une apparente objectivité, un reportage sociologique sur la société espagnole des premières années du franquisme.

POLET Grégoire photo C. Hélie Gallimard COUL 1 06.07
Photo © Hélie Gallimard

De son côté, Grégoire Polet tente rien de moins que de composer une ruche contemporaine, où les ingrédients de l'originale apparaissent transposés, adaptés, modifiés, avant de vivre leur vie propre. Ainsi le point d'ancrage de la plupart des personnages y est-il également un café, en l'occurrence le Café comercial : entre le vendredi à 17h15 et l'aube du samedi, tous s'y arrêtent, ou passent devant, ou à proximité, ou rencontrent quelqu'un qui y est allé. De même, des fils, quelquefois ténus, relient progressivement les protagonistes, et quantités d'événements, majeurs ou anodins, emplissent cette nuit d'automne madrilène. Un vieil écrivain croit sa carrière relancée. Deux jeunes Français imaginent, à tort, que leur manuscrit écrit en espagnol (Madrid no dormía!) pourra être publié. Un baryton s'angoisse avant d'incarner Don Giovanni - probablement  pour la seule et calamiteuse fois -, car sa sœur n'assistera pas au spectacle et... ses chaussures sont trop petites. Un journaliste culturel trousse en vitesse quelques chroniques mondaines, avant d'aller dîner avec un ami. Un policier résout une affaire de trafic de drogue, puis marche dans la cité jusqu'au lever du soleil, en compagnie de la jeune femme qu'il doit protéger. Un homme meurt d'une crise cardiaque à la sortie du métro. Une clocharde déambule, acquiert rituellement des billets de loterie. Et, dans un hélicoptère qui vole sur place au-dessus de Madrid, Pedro Almodovar capte les images du générique de son prochain film... C'est au fond, sous les yeux du lecteur, la folle sarabande de la vie urbaine qui se déploie, ad libitum.

Madrid ne dort pas n'est pas l'exercice de style d'un apprenti-écrivain doué qui ferait ses gammes en imitant un illustre prédécesseur. Avec ce premier roman, Grégoire Polet a trouvé non seulement sa manière, mais encore son projet, l'ambition même de son œuvre, qui est de rendre compte de la complexité du monde - de son tragique, de son comique, de sa platitude parfois, et des innombrables combinaisons, croisements, quiproquos, actes manqués, qui s'observent chaque jour, chaque nuit, dans n'importe quel quartier de n'importe quelle ville du monde. Dès lors, l'épigraphe de Cela (« No perdamos la perspectiva »/ Ne perdons pas la perspective)  fonctionne surtout - et non sans ironie - comme une injonction à affronter le défi du multiple : dans un monde désormais dépourvu de centre et où se tissent des réseaux de plus en plus complexes, aucune individualité n'est moins intéressante qu'une autre, chacun peut accéder à la dignité de personnage romanesque dont l'histoire mérite au moins d'être esquissée - et il n'y a plus une perspective unique, mais plusieurs.

vies

Des principes d'écriture similaires ont présidé à la composition de Leurs Vies éclatantes (Gallimard, 2007), troisième roman de l'auteur et, à ce jour, sans doute son œuvre la plus accomplie. À la nuit madrilène succède une semaine parisienne. Autour d'un appartement de la Place Saint-Sulpice, une théorie de personnages poursuivent le ballet de la vie. Tout commence pourtant par un départ et par une mort. Dans la tour de l'église Saint-Sulpice, une artiste détruit son installation avant de quitter la France pour l'Italie ; et, assis dans son fauteuil, un lundi à 6h30 du matin, un vieil homme feuillette un livre sur L'Érotisme dans le goût baroque avant d'être surpris par une crise cardiaque. C'est qu'il n'y a pas de début ni de fin, juste une coupe, une entaille dans la réalité, un morceau de la pluralité contemporaine à saisir et à patiemment reconstituer. De nouveau, le monde est une toile, un réseau infini - et fatalement insaisissable dans sa totalité. Aussi aucune vie ne peut être pleinement circonscrite dans les limites de la fiction - ce dont témoigne Grégoire Polet en faisant réapparaître certains personnages d'un roman à l'autre, avec une prédilection pour les figures de créateurs ou d'artistes, puisque reviennent notamment dans Leurs Vies éclatantes le romancier Philippe Couvreur, présent dans Madrid ne dort pas, et le peintre Sylvain Crêtes, qui était le narrateur et le personnage principal d'Excusez les fautes du copiste, le deuxième roman de l'auteur (Gallimard, 2006).

Une autre manière de souligner la fragilité de l'être humain face à la multitude toujours renouvelée est de ne se refuser aucune cruauté. Un homme meurt, est enterré : les faits sont décrits avec la même attention que l'est, à un autre moment, l'avalement d'un ver de terre par une taupe. Des amours se font et se défont, toutes plus ou moins touchantes, plus ou moins ridicules. La jeune Héloïse Conard [sic] est fâchée avec l'orthographe alors que Joseph, son père, éminent historien de l'art aussi réputé que Daniel Arasse ou Louis Marin, oscille sans cesse entre la suprême originalité et la pose pontifiante. Du reste, l'écriture plutôt classique de Grégoire Polet n'empêche pas les ruptures de ton, les traits d'humour, voire les jeux de mots - et le Joseph Conard de Leurs Vies éclatantes doit entretenir une secrète parenté avec le photographe américain Edward Prout de Madrid ne dort pas.

copiste

Le danger qui pourrait guetter Grégoire Polet serait d'ériger son projet d'écriture en système - et, partant, d'écrire toujours le même livre. L'écueil est évité de deux façons, à la fois par la richesse de la matière que parvient à brasser l'écrivain et par son souci d'explorer d'autres voies fictionnelles. Ainsi, Excusez les fautes du copiste prend-il la forme d'une confession. Dans une sorte de « lettre à mon juge », Sylvain Crêtes raconte comment d'artiste médiocre et de professeur de dessin il est devenu illustrateur, puis copiste professionnel et enfin faussaire de génie. Roman à la première personne, l'ouvrage tient aussi de la sotie : c'est une satire morale qui interroge le statut de la beauté et de la vérité - dans les arts comme dans la vie.

Changement de ton à nouveau et de décor avec Chucho (Gallimard, 2009), le dernier roman de Grégoire Polet, qui raconte deux jours de la vie d'un gamin des quartiers mal famés de Barcelone :

Chucho, c'est cet enfant de pute, probablement mexicain ou cubain, que son visage mystérieusement fin et long fait prendre pour un immigré d'Afrique du Nord, sa silhouette souple et sa démarche louvoyante pour un Gitan, et son regard oblique et malin pour un individu qui rend la rue hostile. (p.26)

Alliant poésie et réalisme, le récit a le rythme et la densité d'une longue nouvelle, ce qui n'étonnera guère lorsque l'on sait que Grégoire Polet s'adonne également à l'art difficile de la fiction brève. Parue dans la NRF (n° 586, juin 2008, pp. 29-38), la nouvelle Sang et eau évoque à son tour le Barcelone des bas-fonds. Dans un récit cru et virulent, une jeune Guinéenne retrace son parcours de misère, de la prostitution dans le quartier du Raval jusqu'à un emploi de serveuse, situation encore précaire qui l'incite à conclure : « J'ai un couteau. S'ils viennent me chercher, s'ils me trouvent, si je les vois, j'ai décidé. Je tue. » Quant à la nouvelle Rose Greenwich, elle referme le copieux volume de Nouvelles belges à l'usage de tous dirigé par René Godenne (Luc Pire/ Espace Nord n°293, 2009, pp.403-431). S'essayant au polar, Grégoire Polet imagine comment un quidam aux prises avec un groupe de malfrats parvient, par son seul culot, à redresser la situation à son avantage. La publication d'une nouvelle inédite dans un tel recueil constitue déjà en soi une consécration, puisque l'écrivain s'y trouve en heureuse compagnie, auprès de classiques des lettres belges comme Camille Lemonnier, André Baillon ou Georges Simenon, mais aussi de nouvellistes contemporains chevronnés comme Jacques Sternberg, Pierre Mertens ou Vincent Engel.

L'insolence et la diversité des talents de Grégoire Polet seraient encore supportables si, pour couronner le tout, ce spécialiste de la littérature espagnole – auteur d'une thèse sur Juan Goytisolo et José Ángel Valente – n'était aussi poète : quelques très beaux sonnets sont à lire sur le site de la revue littéraire en ligne bon-a-tirer (http://www.bon-a-tirer.com/volume58/gp.html).

Laurent Robert
Janvier 2010

 

crayon

Laurent Robert est Docteur en Langues et Lettres. Ses principales recherches portent sur la poésie française des XIXe et XXe siècles et sur la littérature belge. 


 

Œuvres

Madrid ne dort pas, Gallimard, 2005
Excusez les fautes du copiste, Gallimard, 2006 /  Folio, 2008
Leurs vies éclatantes,  Gallimard, 2007 / Folio, 2009
Chucho,  Gallimard, 2009


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