Portugal : António Lobo Antunes
mémoire

Le premier roman de Lobo Antunes, Mémoire d'éléphant (1979), récit semi-autobiographique, met en scène un psychiatre qui a fait la guerre d'Angola (l'auteur était lui-même médecin en Afrique pendant les guerres coloniales au début des années septante) et qui, abandonné de tous, sombre dans le désespoir et le pessimisme le plus extrême.  Dans la plus pure tradition moderniste (on songe à Ulysse de Joyce et à Mrs Dalloway de Woolf), sa vie défile en une seule journée au cours de laquelle la haute bourgeoisie - dont l'auteur est lui-même issu - ne sort pas intacte et se trouve dépeinte comme un milieu d'une cruauté, d'une hypocrisie et d'une médiocrité effrayantes. Les deux romans suivants, Le Cul de Judas et Connaissance de l'enfer abordent les mêmes thèmes selon des perspectives et des déclinaisons différentes. Connaissance de l'enfer gravite autour des souvenirs de guerre d'un psychiatre divorcé qui se trouve désemparé lorsque, de retour au Portugal, il prend conscience de la froideur et de l'inhumanité qui sévissent dans l'hôpital psychiatrique dans lequel il travaille.  Éloigné de ses pairs par ses scrupules et sa conscience éthique et politique, le protagoniste sera enfermé par sa propre famille et finira par se suicider.

Depuis lors, Lobo Antunes a publié une vingtaine de volumes (dont des lettres et des chroniques) et poursuit inlassablement et implacablement une œuvre qui ne peut pas laisser indifférent. Comme chez Faulkner, comme chez Céline aussi, le bruit et la fureur règnent chez Lobo Antunes, surtout quand il s'agit de décrire les horreurs et les absurdités de la guerre. Et quand le récit se fait plus calme et plus méditatif, il reste imbibé d'un pessimisme philosophique profond marqué par la persistance du souvenir qui fait mal autant qu'il fait (sur)vivre, ainsi que par la perte de l'innocence et des illusions de l'enfance. Ainsi, le « Livre cinq » de 

ordre

L'Ordre naturel des choses (1992), intitulé « La Représentation hallucinatoire du désir », s'ouvre sur une réflexion sur la relation entre les hommes, les lieux et les choses, une réflexion marqué encore une fois par le souvenir, la revisitation du passé et la contraction de l'espace et du temps (c'est peut-être là un des aspects le plus faulknériens de l'œuvre de Lobo Antunes, pour qui le passé hante sans relâche le présent immédiat) :

Tout cela s'est passé il y a longtemps, car tout s'est passé il y a longtemps, même ce qui vient de se passer maintenant, tel que remonter le phonographe pour écouter un air de La Bohème et me trouver assise sur une chaise à bascule en face de la colline de Monsanto avec ses arbres verts bleutés par la réfraction de la distance comme au temps où mon père avait combattu en 1919, pendant la Révolution monarchique...  J'aurais peut-être aimé vivre dans cette maison qu'on me décrit comme étant sombre et étrange, encore que toutes les maisons soient sombres et étranges quand on est enfant et qu'on n'y a pas encore grandi suffisamment pour s'apercevoir que les ombres et l'étrangeté sont en nous et pas dans les choses, et alors la vulgarité ennuyeuse et immobile des objets nous retire peu à peu toutes nos illusions.

Il est bien difficile d'évoquer la puissance de la prose de Lobo Antunes au travers d'un court extrait tant elle est caractérisée par des hachures, des disjonctions violentes, des distorsions spatio-temporelles et des effets de boucles. Lire Lobo Antunes, c'est appréhender son écriture comme un flux qui ne prend son sens que dans la durée (ses romans dépassent fréquemment les quatre ou cinq cent pages). On ne peut donc que conseiller au lecteur de tenter l'expérience et de se laisser envahir par une écriture dense, fulgurante, parfois outrancière, souvent intolérable, mais toujours brillante et passionnante.

caravelles

L'extrait cité ci-dessus suffit pourtant à évoquer, de manière vague et fragmentaire, le monde de Lobo Antunes, un univers clos, désenchanté et claustrophobe, coincé entre la noirceur de la guerre d'Angola et celle de la dictature salazariste dans laquelle le Portugal, selon l'auteur, semble encore irrémédiablement enlisé plus de trente-cinq ans après la révolution des Œillets (tiens, Lobo Antunes serait-il aussi le Thomas Bernhardt portugais ?). Lobo Antunes possède son propre espace psycho-géographique, qu'il ne cesse d'écrire et de réécrire. C'est là la marque d'un grand écrivain qui ne cesse de poser de nouveaux jalons en matière de forme et de contenu, loin, très loin des sentiers battus du roman « psychologique » traditionnel. C'est ainsi que, dans le récent Retour des caravelles (2003), très controversé dans son pays, il nous entraîne dans un récit épique et déjanté, un pamphlet fictionnel antinationaliste qui couvre presque quatre siècles, de la domination espagnole à nos jours, et déconstruit de manière provocante et sans compromis les mythes fondateurs de l'histoire du peuple portugais.

 

Michel Delville
Janvier 2010

 

icone crayon

Michel Delville enseigne la littérature anglaise et la littérature comparée à l'ULg. Ses plus récentes publications portent sur les avant-gardes, la poétique contemporaine et la gastro-esthétique. 


 

Œuvres traduites en français

Le cul de Juda, trad. Pierre Léglise-Costa, Éd. Métailié, 1983 et 1997 / Éd. Bourgois, 2006
Fado Alexandrino, trad. Pierre Léglise-Costa et Geneviève Leibrich, Éd. Albin Michel, 1987 / Éd. Métailié, 1998
Explication des oiseaux, trad. Geneviève Leibrich, Éd. Bourgois, 1991 / Éd. Points Seuil, 1999
La farce des damnés, trad. Violante Do Canto et Yves Coleman, Éd. Bourgois, 1992 / Points Seuil, 1998
Traité des passions de l'âme, trad. Geneviève Leibrich, Éd. Bourgois, 1993 / Points Seuil, 1998
Le Retour des caravelles, trad. Michelle Giudicelli et Olinda Kleiman, Éd. 10-18, 1995 / Éd. Bourgois, 1998 / Points Seuil, 2003
Le manuel des inquisiteurs, trad. Carlos Batista, Éd. Bourgois, 1996 / Éd. 10-18, 1999
Mémoire d'éléphant, trad. Violante do CAnto et Yves Coleman, Éd. Bourgois, 1998 / Points Seuil, 2001
Connaissance de l'enfer, trad. Michelle Giudicelli, Éd. Bourgois, 1998 / Points Seuil, 2000
La splendeur du Portugal, trad. Carlos Batista, Éd. Bourgois, 1998 / Points, 2000
La mort de Carlos Gardel, trad. Geneviève Leibrich, Éd. 10-18, 1998 / Éd. Bourgois, 1999 / Points Seuil, 2005
Exhortation des crocodiles, trad. Carlos Batista, Éd. Bourgois, 1999 / Points Seuil, 2001
L'ordre naturel des choses, trad. Geneviève Leibrich, Éd. Points Seuil, 1999 / Éd. Bourgois, 2000
Livre de chroniques, vol.1, trad. Carlos Batista, Éd. Bourgois, 2000 / Points Seul, 2003
Livre de chroniques, vol.2, Dormir accompagné, trad. Carlos Batista, Éd. Bourgois, 2001 / Points Seul, 2003
N'entre pas si vite dans cette nuit noire : poème,  trad. Carlos Batista, Éd. Bourgois, 2001 / Points Seuil, 2004
Que ferai-je quand tout brûle ?, trad. Carlos Batista, Éd. Bourgois, 2003
Livre de chroniques, vol.3, trad. Carlos Batista, Éd. Bourgois, 2004 / Points, 2008
Bonsoir les choses d'ici-bas
,  trad. Carlos Batista,  Éd. Bourgois, 2005 / Points, 2009
Lettres de la guerre, trad. Carlos Batista, Éd. Bourgois, 2006
Il me faut aimer une pierre, trad. Michelle Giudicelli, Éd. Bourgois, 2007
Livre de chroniques, vol.4, trad. Michelle Giudicelli, Éd. Bourgois, 2009
Je ne t'ai pas vu hier dans Babylone,  trad. Michelle Giudicelli, Éd. Bourgois, 2009

 

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