Allemagne : John von Düffel

 

Je nage donc j'écris, ou « l'auteur amphibien »

Auteur allemand né en 1966 à Göttingen, à mi-chemin entre Bonn et Berlin, John von Düffel n'est hélas accessible au public francophone qu'au travers des deux seuls romans traduits en français à ce jour : De l'eau (2001), qui a été récompensé par le prix Aspekte de la chaîne de télévision ZDF et par lequel l'auteur s'est fait connaître en Allemagne en 1998, et Les Houwelandt (2006), devenu lui aussi très rapidement un best-seller. Il s'agit de deux « Familienromane ». Ce genre jadis rendu célèbre par Les Buddenbrook de Thomas Mann est redevenu très à la mode en Allemagne aujourd'hui, après avoir été plutôt mal vu à la fin des années quatre-vingts car considéré comme démodé, trop tourné vers le passé et trop « privé ».

Les deux romans de John von Düffel illustrent bien la tendance à la rétrospective qui, à côté de la « Popliteratur » centrée exclusivement sur le présent, est très prononcée dans la littérature contemporaine de langue allemande - avec John von Düffel on pourrait citer entre autres Marcel Beyer (Voix de la nuit, 1997), Julia Franck (La Femme de Midi, 2007), Arno Geiger (Tout va bien, 2008), Eva Menasse (Vienna, 2008) et Jenny Erpenbeck (Le Bois de Clara, 2009).

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© Katja von Düffel

 

Du théâtre au roman De l'eau

John von Düffel a suivi des études de philosophie, de langue et littérature allemandes et d'économie politique, terminant son cursus universitaire par une thèse de doctorat qu'il a défendue très jeune, à l'âge de vingt-trois ans. Si l'on en croit l'auteur lui-même, cette thèse ne témoignerait pas d'une envie de rentrer dans le monde académique mais plutôt de le fuir, et ce, le plus vite possible. Ensuite il a travaillé en tant que critique et auteur pour le théâtre. Mais un jour, après avoir écrit des pièces de théâtre pendant huit ans, il a réalisé que la prochaine histoire qu'il voulait écrire devrait être un roman. Il a compris que seul « l'autonomie et l'autarcie du roman et de son temps narratif » lui permettrait de raconter cette histoire qui lui trottait dans la tête depuis longtemps déjà.

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Ce roman, c'est De l'eau, l'histoire d'une famille à travers cinq générations, de la fin du XIXe siècle à aujourd'hui. Le narrateur, arrière-arrière-petit-fils d'un papetier du nord de la Hesse, se souvient de son enfance, mais aussi des histoires racontées par « les mères et les grands-mères ». Il mélange réalité, souvenirs et imagination pour raconter l'histoire de sa famille : il y a l'arrière-arrière-grand-père, joyeux et rusé, fondateur de cette fabrique de papier au confluent de deux rivières aux visages opposés, l'Orpe sauvage et la Diemel paisible. Lui qui savait si bien changer l'eau en papier et le papier en argent serait mort noyé dans l'Orpe, le fleuve qui avait été la source de sa prospérité. Il y a l'arrière-grand-père, un homme qui craint et déteste l'eau, mais qui parvient, grâce à « l'intelligence des chiffres », à sauver la fabrique pendant la première guerre mondiale. Il y a enfin le grand-père, « l'infirme, l'original, la honte de la famille ». Il est le seul à pouvoir reprendre l'entreprise familiale après que ses deux frères aînés se sont engagés dans l'armée allemande (nous sommes à la fin des années trente, et, on le voit, à travers cette histoire familiale, c'est aussi la grande Histoire qui se raconte). Le grand-père sacrifie alors sa liberté et son amour de la peinture pour se consacrer à la gestion de la fabrique de papier, mais fuit cette nouvelle existence en allant pêcher tous les matins, ramenant les truites à la fille de cuisine, dont il tombe amoureux et qu'il finit par épouser. Ils ont trois filles (dont la plus jeune est la mère du narrateur) mais aucun garçon, interrompant ainsi « la fière lignée des pères et des fils »...

L'eau est au centre de l'histoire familiale de ces papetiers et est restée au centre de la vie du narrateur. L'épigraphe, qui est également la dernière phrase du roman, annonce la couleur : « Nous retournons toujours à l'eau ». Au fil des pages, on découvre une nature aquatique dont John von Düffel se sent très proche. Il le souligne dans ses conférences de poétique en 2008 : « Ces paysages sont tout simplement une partie de moi-même, leurs fleuves, lacs et mers m'ont marqué ».

L'auteur nageur et le roman marathon

Car John von Düffel est aussi un nageur passionné. Un nageur sur longue distance pour qui l'écriture d'un roman est comparable à un marathon. La littérature et le sport ? À première vue, cela ne va pas ensemble. Les mythes qui collent à la peau des écrivains sont tout autres : de l'écrivain bohème avec son paquet de cigarettes et sa bouteille de vin, à l'écrivain souffrant qui puise son inspiration dans le retrait imposé par la maladie, il reste peu de place pour le sport. John von Düffel, lui, considère l'écriture d'un roman comme un dur labeur, comme une activité physique qui, comme la nage, demande condition, discipline et une certaine peur. Et le sport l'accompagne, et lui permet de travailler. Il n'est donc pas étonnant que la nage, et l'eau en général, occupent une place importante dans son œuvre. L'épigraphe de son premier roman, « Nous retournons toujours à l'eau », serait selon ses propres dires la première phrase en prose qu'il aurait écrite, et aussi « la plus vraie ». Dans Schwimmen (2000, littéralement « Nager »), le lecteur découvre la nage dans les pensées, souvenirs et rêves d'un narrateur qu'une maladie empêche momentanément de nager. John von Düffel raconte ainsi tout un univers, de la piscine (avec les problèmes inhérents à l'affluence) au fleuve (comme le Rhin à Bâle où le narrateur a appris la « nage passive ») en passant par le lac (où le nageur s'éprend d'une nageuse). Dans ce livre, la nage ne figure pas seulement comme un sport, une technique, mais aussi et surtout comme une expérience de l'eau. L'auteur y décrit très bien cette volonté de nager au delà de la limite, jusqu'au moment où le nageur se confond avec l'eau. Il raconte aussi très bien l'épuisement et son effet apaisant.

En plus de son activité d'écrivain, de critique et de conseiller artistique pour le théâtre (actuellement au Deutsches Theater de Berlin), John von Düffel travaille aussi en tant que traducteur. Il a entre autres traduit et édité l'histoire culturelle de la nage de l'Anglais Charles Sprawson (Schwimmen. Eine Kulturgeschichte, 2002 - titre original Haunts of the Black Masseur. The Swimmer as Hero, 1992). Comme il le souligne dans sa postface, ce livre est à la fois une histoire de la nage et une typologie du nageur : du nageur masochiste (qui cherche le combat avec la mer) au nageur passif (qui se laisse porter par le courant), en passant par le nageur aventurier, le nageur autiste, le nageur nostalgique et le nageur nomade, c'est toute une famille de nageurs qui prend vie sous les yeux du lecteur. Sans oublier le non-nageur, illustré par la figure de Shelley, le poète anglais qui serait mort noyé, un livre sous le bras.

Les Houwelandt et Beste Jahre : les autres « Familienromane »

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Les Houwelandt, l'autre roman de John von Düffel disponible en français, est aussi un « Familienroman », mais d'un autre genre. L'auteur quitte le modèle générationnel du premier roman De l'eau, dans lequel, comme dans Les Buddenbrook, chaque nouvelle génération reprend le récit de famille pour s'y inscrire et le transmettre à la génération suivante. Dans Les Houwelandt, l'histoire familiale se fait de façon polyphonique et contradictoire, ce qui se traduit dans la structure même du roman, divisé en de nombreux chapitres correspondant chaque fois à la perspective d'un des quatre personnages principaux : le grand-père Jorge et son épouse Esther, le père Thomas et le fils Christian. Les histoires ne viennent plus les unes après les autres, mais plutôt les unes à côté des autres, dans des versions qui varient d'une génération à l'autre. L'écrivain reporte ainsi le conflit des générations au niveau du récit lui-même.

Quant à Beste Jahre (2007, littéralement « Meilleures années »), le dernier roman en date de John von Düffel, c'est un « Familienroman » d'un type nouveau. Car il s'agit d'un roman sur une famille qui n'existe pas encore, avec au centre non pas le passé, mais le présent - et surtout le futur : Un quadragénaire qui a longtemps considéré les enfants comme une option parmi d'autres décide de devenir père, un projet qui s'avère ne pas être aussi simple qu'il le croyait... Une évolution du « Familienroman » qui reflète une évolution plus générale, au cœur de notre société actuelle : celle de la famille.

Céline Letawe
Janvier 2009

 

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Céline Letawe enseigne entre autres l'art de la traduction allemand-français à l’ULg. Dans le cadre du Centre d’Études Allemandes , elle organise avec Vera Viehöver un salon littéraire consacré aux nouvelles publications en allemand.

 


 

 

Œuvres traduites en français

De l'eau, trad. Nicole Casanova, Éditions Albin Michel, 2001
Les Houwelandt, trad. Nicole Casanova, Éditions Albin Michel, 2006