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Angleterre : Iain Sinclair

24 janvier 2010
Angleterre : Iain Sinclair

Iain Sinclair credit Belinda Lawley

Iain Sinclair, né en 1943, est un romancier original et audacieux dont la réputation auprès des critiques s'est accrue ces dernières années, au cours desquelles il s'est vu décerner quelques récompenses prestigieuses sans pour autant que ses œuvres soient traduites de manière étendue. En fait, il est difficile de situer la voix novatrice de Sinclair dans un quelconque volet particulier de la fiction britannique contemporaine, et l'une des raisons de l'originalité de son remaniement de la forme du roman est peut-être qu'il a approché celui-ci bien des années après avoir pour la première fois expérimenté la poésie d'avant-garde et exploré les possibilités de film contre-culturel.

S'il fallait citer des antécédents en termes d'influence, le plus mauvais choix ne serait pas d'avancer timidement le nom de James Joyce, une figure majeure dont Sinclair se reconnaît ouvertement dans son œuvre, peut-être surtout dans le dernier chapitre de Downriver, encadrée par une épigraphe de Finnegans Wake (La veillée de Finnegan) de Joyce, et dans lequel le « narrateur à la première personne » de Sinclair - très bizarrement et spirituellement, et par une pirouette qui permet à Sinclair d'agréables moments d'auto-parodie - transfère la responsabilité narrative à l'un des autres personnages du roman, ce qui rappelle inévitablement l'intention presque incompréhensible de Joyce - à une époque de crise intellectuelle, financière et personnelle - de transférer à un moment donné la paternité de La veillée à un auteur mineur, James Stephens.

photo © Belinda Lawley

Mais si le fait de citer Joyce est peut-être trompeur, étant donné la différence en termes de contextes culturels et historiques, on pourrait reformuler les lignes d'influence en parlant de l'œuvre de Sinclair comme Joyce passé à travers une sensibilité paranoïaque qui interroge les aspects les plus sombres de l'obsession et des relations de pouvoir, et on pourrait mettre l'accent sur le fait que, tandis que la voix de Joyce était celle d'un exilé écrivant de manière obsessionnelle à propos du Dublin de son enfance, Sinclair écrit du point de vue de quelqu'un dont la psyché est entrecoupée avec la structure physique et les personnages contre-culturel de la ville à laquelle il est associé.

En effet, si un seul mot était autorisé à donner une idée de l'univers romanesque de Sinclair, ce serait : Londres. Véritable psychogéographe, Sinclair tente sans cesse de tracer les espaces marginaux de Londres, de fournir une cartographie littéraire qui va à l'encontre des cartes et des histoires « officielles » et normatives du centre impérial, politique et financier de la Grande-Bretagne, et de fournir des alternatives aux personnages et sites privilégiés par l'industrie conservatrice du patrimoine de la « plaque bleue ». Le projet de Sinclair souffrant également d'une forme particulièrement virulente de connectivite, il semble souvent écrire tout dans une seule phrase primitive, tout dire à la fois. Connecter, c'est nécessairement digresser, parcourir le terrain, ne rien manquer, et bien sûr ceci explique l'importance, dans son œuvre, de la marche - et de la « traque » - toutes deux littéralement et métaphoriquement. La prémisse de Lights out for the Territory, un recueil d'essais remarquables, c'est qu'au lieu d'être attiré et affecté par le schéma des zones chaudes stratégiques de la ville, comme ce fut le cas dans ses œuvres précédentes, ici, l'idée est de « tailler un V brut à travers la ville, brutaliser les énergies dormantes par un acte de pose d'enseignes ambulantes »1. Dans Lud Heat, un recueil de poèmes et de pièces narratives, Sinclair dresse un plan alternatif de Londres en dessinant des lignes reliant les différentes églises conçues et construites par Nicholas Hawksmoor, un élève de Christopher Wren, dans le cadre d'un projet visant à remplacer l'infrastructure londonienne détruite par le Grand incendie de 1666. Les églises, avec leur « force massive, presque construite par des esclaves »2 et « le magnétisme et la puissance de contrôle inavoués, code de force inhérent de ces lieux »3 (21) « sont un seul système d'énergies, ou une seule unité de relation, au sein la ville ; les vieux hôpitaux, les Inns of Court (Écoles de Droit), les marchés, les prisons, les maisons religieuses en sont d'autres »4 (17, 20). White Chappell Scarlet Tracings est pour sa part organisé autour d'un double récit : l'un concernant une théorie de la conspiration à propos de Jack l'Éventreur où l'identité du tueur en série est à découvrir dans les liens entre la famille royale et la franc-maçonnerie, et l'autre récit concernant un groupe contemporain de collectionneurs de livres marginaux qui tentent de traquer d'obscurs textes de la période de l'Éventreur, le XIXe siècle tardif. Les deux récits sont liés par le fait que les personnages sont à plusieurs reprises attirés par les mêmes sites de Whitechapel dans l'est de Londres.



1 ‘to cut a crude V into the sprawl of the city, to vandalise dormant energies by an act of ambulant signmaking.'
2 ‘massive, almost slave-built strength'
3 ‘the unacknowledged magnetism and control-power, built-in code force of these places'
4 ‘are only one system of energies, or unit of connection, within the city; the old hospitals, the Inns of Court, the markets, the prisons, the religious houses are others'

 

chappell

Se déplacer et marcher à travers la ville sont donc des activités symboliques et psychologiquement précaires. C'est une question de perspective, cela implique de regarder Londres à partir de différents points de vue géographiques et d'un autre œil. Mais cela implique également de soulever la question de l'identité et de la responsabilité de l'auteur, et de la nature très précaire et ambiguë de la narration et de la représentation. L'œuvre de Sinclair est très autoréférentielle et, si les processus de lecture et d'écriture de la ville sont étroitement liés, Sinclair est néanmoins conscient des responsabilités de la fonction d'auteur, du fardeau du récit. Or ces responsabilités sont elles-mêmes reliées à la notion de « processus » et cela est peut-être la raison pour laquelle Sinclair ne répond pas souvent au désir d'un lecteur de savoir quel est le sens du texte. Il a dit lui-même d'une grande partie de l'œuvre qu'il a réuni pour le recueil de poésie Conductors of Chaos : « Je ne prétends pas la comprendre, mais j'aime l'avoir près de moi »5. Les canaux de communication sont ouverts, bien qu'on ne soit pas sûr de ce qui sera diffusé. Ailleurs, en réponse à une question sur la façon dont il équilibre la créativité esthétique et son attirance pour les « spirales négatives »6 (Chappell, 160), il dit : « Je ne sais pas, il s'agit de faire confiance au processus »7. Je pense que cette phrase s'applique à son œuvre dans son ensemble. Le sens du processus - œuvre en mouvement et en transformation - et l'échange par des canaux de confiance fragile semblent importants et sans eux, des idées de première importance risqueraient de manquer à une étude de son œuvre. La notion de responsabilité devient toutefois compliquée si l'on considère que l'auteur est décentré, utilisé comme médium. En cartographiant les puissantes énergies de Londres dans White Chappell Scarlet Tracings, le narrateur parle à un moment de lui-même à la troisième personne : « Il commence à comprendre, avec effroi, qu'au-dessous de ce texte existe aussi une forme importune, niant son contrôle notionnel ; un serpent avec deux têtes qu'il s'efforce de faire céder, montrant ses crocs venimeux »8 (Chappell 207). Des forces contradictoires sont à l'œuvre dans le processus de production d'écrit.

Si tout cela semble grave - et ça l'est, et pas qu'un peu -, il serait déplacé de parler de Sinclair sans insister sur deux éléments pérennes imbriqués qui sont la source de beaucoup de plaisir : l'humour de l'auteur et son style. Sinclair est incapable d'écrire une phrase terne, chacune d'entre elles est chargée d'électricité qui fait pétiller et chantonner des passages étendus avec énergie et force narrative. Ces passages sont fréquemment entremêlés d'un sens de l'humour malicieux. Sinclair se révèle être un satiriste magnifique, et capable de tours de force humoristiques prolongés, où les événements et les situations sont imaginés avec les extrapolations et la spontanéité spirituelles, absurdes, de n'importe quel comédien stand-up légendaire de sa ville parmi ses préférés. De tous les exemples que l'on pourrait citer, mentionnons le passage de Downriver dans lequel le Vatican, avec tous ses rouages mystérieux, est réinstallé dans le centre du capitalisme financier de Londres et dans sa Tour de Canary Wharf ; lors d'une cérémonie de minuit, mélange de magie noire, de rituel absurde, de pompe et de cérémonie, et faisant la satire à la fois des prétentions et complexes des protagonistes du roman, des relations de pouvoir, des médias, et des absurdités malades d'un Londres des années 1980 sous l'emprise de l'idéologie thatchérienne. En bref, la récompense du lecteur pour avoir investi un peu de patience et de confiance est l'expérience des plaisirs de la rencontre avec un auteur novateur dont le style et le point de vue particulièrement à contre-courant n'ont pas leur pareil dans la fiction britannique contemporaine.

Eriks Uskalis
Janvier 2010

 

icone crayon

Eriks Uskalis est spécialiste de la littérature africaine postcoloniale. Ses recherches portent particulièrement sur les représentations de Londres, du corps et de la virilité en littérature.

 


 

Site  web de l'auteur : www.iainsinclair.org.uk

 

Essais traduits en français

Le secret de la chambre de Rodinsky, avec Rachel Lichtenstein, trad. Marie-Claude Peugeot et Bernard Hoepffner, Éd.  du Rocher, 2002
London ballade
, Éd. Manuella, 2008


Bibliographie sélective (œuvres non traduites)

Romans

White Chappell Scarlet Tracings, Granta : 1987
Downriver
, Paladinm : 1991)
Radon Daughters
(Jonathan Cape : 1994)
Landor's Tower
(Granta : 2001)
Dining on Stones
(Hamish Hamilton : 2004)

Non-fiction

Lights Out for the Territory: 9 Excursions in the Secret History of London (Granta : 1977)
London Orbital
(Granta : 2002)





5 ‘I don't claim to understand it, but I like having it around.'
6 ‘bad vortices'
7 ‘I don't know, it's a question of trusting the process.'
8 ‘He begins to understand, in dread, that beneath this text also is an uninvited shape, denying his notional control; a snake with two heads that he is straining to force together, venomous fangs bared'


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