Angleterre : Iain Sinclair
chappell

Se déplacer et marcher à travers la ville sont donc des activités symboliques et psychologiquement précaires. C'est une question de perspective, cela implique de regarder Londres à partir de différents points de vue géographiques et d'un autre œil. Mais cela implique également de soulever la question de l'identité et de la responsabilité de l'auteur, et de la nature très précaire et ambiguë de la narration et de la représentation. L'œuvre de Sinclair est très autoréférentielle et, si les processus de lecture et d'écriture de la ville sont étroitement liés, Sinclair est néanmoins conscient des responsabilités de la fonction d'auteur, du fardeau du récit. Or ces responsabilités sont elles-mêmes reliées à la notion de « processus » et cela est peut-être la raison pour laquelle Sinclair ne répond pas souvent au désir d'un lecteur de savoir quel est le sens du texte. Il a dit lui-même d'une grande partie de l'œuvre qu'il a réuni pour le recueil de poésie Conductors of Chaos : « Je ne prétends pas la comprendre, mais j'aime l'avoir près de moi »5. Les canaux de communication sont ouverts, bien qu'on ne soit pas sûr de ce qui sera diffusé. Ailleurs, en réponse à une question sur la façon dont il équilibre la créativité esthétique et son attirance pour les « spirales négatives »6 (Chappell, 160), il dit : « Je ne sais pas, il s'agit de faire confiance au processus »7. Je pense que cette phrase s'applique à son œuvre dans son ensemble. Le sens du processus - œuvre en mouvement et en transformation - et l'échange par des canaux de confiance fragile semblent importants et sans eux, des idées de première importance risqueraient de manquer à une étude de son œuvre. La notion de responsabilité devient toutefois compliquée si l'on considère que l'auteur est décentré, utilisé comme médium. En cartographiant les puissantes énergies de Londres dans White Chappell Scarlet Tracings, le narrateur parle à un moment de lui-même à la troisième personne : « Il commence à comprendre, avec effroi, qu'au-dessous de ce texte existe aussi une forme importune, niant son contrôle notionnel ; un serpent avec deux têtes qu'il s'efforce de faire céder, montrant ses crocs venimeux »8 (Chappell 207). Des forces contradictoires sont à l'œuvre dans le processus de production d'écrit.

Si tout cela semble grave - et ça l'est, et pas qu'un peu -, il serait déplacé de parler de Sinclair sans insister sur deux éléments pérennes imbriqués qui sont la source de beaucoup de plaisir : l'humour de l'auteur et son style. Sinclair est incapable d'écrire une phrase terne, chacune d'entre elles est chargée d'électricité qui fait pétiller et chantonner des passages étendus avec énergie et force narrative. Ces passages sont fréquemment entremêlés d'un sens de l'humour malicieux. Sinclair se révèle être un satiriste magnifique, et capable de tours de force humoristiques prolongés, où les événements et les situations sont imaginés avec les extrapolations et la spontanéité spirituelles, absurdes, de n'importe quel comédien stand-up légendaire de sa ville parmi ses préférés. De tous les exemples que l'on pourrait citer, mentionnons le passage de Downriver dans lequel le Vatican, avec tous ses rouages mystérieux, est réinstallé dans le centre du capitalisme financier de Londres et dans sa Tour de Canary Wharf ; lors d'une cérémonie de minuit, mélange de magie noire, de rituel absurde, de pompe et de cérémonie, et faisant la satire à la fois des prétentions et complexes des protagonistes du roman, des relations de pouvoir, des médias, et des absurdités malades d'un Londres des années 1980 sous l'emprise de l'idéologie thatchérienne. En bref, la récompense du lecteur pour avoir investi un peu de patience et de confiance est l'expérience des plaisirs de la rencontre avec un auteur novateur dont le style et le point de vue particulièrement à contre-courant n'ont pas leur pareil dans la fiction britannique contemporaine.

Eriks Uskalis
Janvier 2010

 

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Eriks Uskalis est spécialiste de la littérature africaine postcoloniale. Ses recherches portent particulièrement sur les représentations de Londres, du corps et de la virilité en littérature.

 


 

Site  web de l'auteur : www.iainsinclair.org.uk

 

Essais traduits en français

Le secret de la chambre de Rodinsky, avec Rachel Lichtenstein, trad. Marie-Claude Peugeot et Bernard Hoepffner, Éd.  du Rocher, 2002
London ballade
, Éd. Manuella, 2008


Bibliographie sélective (œuvres non traduites)

Romans

White Chappell Scarlet Tracings, Granta : 1987
Downriver
, Paladinm : 1991)
Radon Daughters
(Jonathan Cape : 1994)
Landor's Tower
(Granta : 2001)
Dining on Stones
(Hamish Hamilton : 2004)

Non-fiction

Lights Out for the Territory: 9 Excursions in the Secret History of London (Granta : 1977)
London Orbital
(Granta : 2002)





5 ‘I don't claim to understand it, but I like having it around.'
6 ‘bad vortices'
7 ‘I don't know, it's a question of trusting the process.'
8 ‘He begins to understand, in dread, that beneath this text also is an uninvited shape, denying his notional control; a snake with two heads that he is straining to force together, venomous fangs bared'

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