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Ukraine : Andreï Kourkov

03 January 2010
Ukraine : Andreï Kourkov

Kourkov

Le parcours d'Andreï Kourkov est bien mouvementé. Né en 1961 en Russie, le jeune Kourkov s'installe en Ukraine où il mène des études à l'Université pédagogique des langues étrangères et occupe un temps un poste de...  gardien de prison avant de pouvoir se consacrer à son art. S'il a dû vendre lui-même dans les rues de Kiev son premier ouvrage publié à compte d'auteur, il est aujourd'hui membre du prestigieux PEN Club et auteur d'un des meilleurs best-sellers européens, traduit en une trentaine de langues. La plupart de ses œuvres plongent dans les réalités de la vie postsoviétique sur le territoire russe ou ukrainien.

Cosmopolite convaincu

Kourkov est un citoyen du monde, au sens social. Il aime transcender les frontières géographiques et linguistiques,  pour s'imprégner, s'enrichir, des différentes cultures et modes de vie. Son espace vital s'étend au monde entier... Ses romans, il les écrit en russe, depuis son domicile de Kiev, mais il parle couramment sept langues et anime des rencontres littéraires sur quatre continents.

Dans son art aussi, il ignore les frontières : son écriture se situe à l'intersection de différents styles et genres littéraires, mêlant légèreté et profondeur, avec des personnages à la fois réels et surréalistes, qu'il met dans un contexte insolite, frisant parfois le grotesque, tout en les rendant crédibles, parce que inspirés du quotidien.

« Tout écrivain a besoin de son Pingouin »

« Écrire aujourd'hui ne relève pas seulement de la création, mais du travail permanent, dira Andreï Kourkov quelque temps après la sortie de son roman Le Pingouin  (ou Le Pique-nique sur glace, en version originale). Du travail d'abord, parce que l'inspiration est comme une maîtresse : elle peut vous tromper ou vous poser un lapin. »

Kourkov

Kourkov commence à écrire des poésies à l'âge de 7 ans. Ensuite, ses poèmes cèdent la place à de courtes histoires drôles –  mais philosophiques.

 

Kourkov

Au début des années 90, il emprunte l'argent nécessaire pour publier un recueil de contes pour enfants intitulé Histoires de Gosha, le petit aspirateur, qu'il devra vendre lui-même dans les rues de Kiev et de Moscou, pour rembourser sa dette, car la société chargée de la distribution a subitement disparu... Andreï Kourkov s'en tire plutôt bien : avec le surplus, il peut même s'acheter un ordinateur.

Ensuite, il écrit sept ou huit romans, toujours refusés. « On n'obtient de résultat qu'à condition de se démener, d'être proactif », insiste l'écrivain. Ainsi, chaque fois qu'il termine un roman, il en rédige le résumé en anglais, en traduit aussi quelques pages et les envoie à une soixantaine d'éditeurs et de magazines étrangers, ce qui constitue, à l'époque de courrier non-électronique, un exploit en soi. C'est ainsi qu'en 1997, les deux premiers chapitres du Pingouin attirent l'attention de l'éditeur suisse Diogenes.  Le roman est publié et le succès international est au rendez-vous. Sa carrière commence réellement. « Chaque écrivain a besoin de son Pingouin », résume Andreï Kourkov.

Le Kafka ukrainien

Le succès de Kourkov est peut-être dû à ses personnages touchants, des gens ordinaires, mais vrais et forts, qui affrontent la vie du mieux qu'ils peuvent, prenant pour guide leur « impératif moral », mais n'hésitant pas à l'adapter quelque peu à la situation, quand le besoin s'en fait sentir. Il est aussi dû à son humour caustique mais finalement tendre, qui vise chacun en particulier et la société dans sa totalité à qui il manque « l'idéologie de l'optimisme national ».

Son succès est international, bien que les romans parlent surtout à un lecteur « avisé », celui qui se reconnaît dans le contexte, qui a vécu les réalités de la fin de l'empire soviétique et du début de la mise en place d'une démocratie parfois handicapée et instable.  Ce public-là seul perçoit toutes les finesses du récit. Vraisemblablement, pour le lecteur étranger, les romans de Kourkov ont des traits communs avec le film Good bye, Lenin ! : des situations rocambolesques, mais sans aucune nostalgie communiste, paraissant tout à fait naturelles aux personnages qui s'y prêtent et agissent en conséquence.

Les critiques littéraires qualifient souvent Kourkov de Kafka ukrainien. « Ils [des lecteurs étrangers] croient que j'invente tout, que c'est de l'absurde. Mais en réalité, je ne fais que développer les situations que nous vivons au quotidien. Tout surréalisme prend ses sources dans la réalité, explique Kourkov dans une interview à un journal kiévien. L'art d'écrire consiste pour moi en une provocation de la réflexion. » Soulignons en passant que la situation sociopolitique de l'ancien bloc soviétique se montre bien fertile pour ce genre littéraire qu'est la réflexion ironique.

Une nouvelle littérature

En effet, si on analyse le développement de la littérature à partir des années 90, notamment en Russie et en Ukraine, nous constatons l'émergence de plusieurs courants et types d'écriture. La Russie, forte de tradition littéraire, est passée de la littérature soviétique à la postsoviétique, puis à une « nouvelle littérature  russe ». D'après Kourkov, en Russie, ce passage s'effectue progressivement, tandis qu'en Ukraine, une toute nouvelle littérature, plus aigüe et plus souple, naît « de nulle part, pour ainsi dire de l'apesanteur ».

Cette nouvelle littérature est appelée, en quelque sorte, à satisfaire des goûts divers provenant de « la lecture de masses » : des romans policiers à connotation historique, des romans socio-romantiques, des drames sociaux, des œuvres fantastiques du style de J.R.R. Tolkien... Comme pendant toute période de transition, la satire hostile et  l'humour noir font leur apparition, qui s'intéressent aux problèmes sociaux, aux personnalités, aux caractères.  Et, comme c'est toujours le cas quand les temps sont troubles, une autre manière de représenter la société voit le jour : une manière allégorique, parfois utopiste mais où chacun se reconnaît, à la Swift, en somme. On pourrait qualifier cette tendance de réalisme magique et lunatique. Les deux grands représentants de ce genre dans la littérature russophone contemporaine sont incontestablement Viktor Pélévine et Andreï Kourkov.

Les sujets et les personnages d'Andreï Kourkov se situent toujours dans l'univers géographique et moral du monde soviétique, durant la cinquantaine d'années sous régime communiste et la vingtaine d'années après la dissolution de l'Union soviétique en 1991. Cette unité de lieu, de temps et d'action est bien voulue : l'auteur, ayant vécu lui-même la stabilité imaginaire du régime, puis la transition frénétique et la période trouble et parfois lente avec l'adoption progressive des valeurs démocratiques, s'adresse avant tout à ses compatriotes. Lors d'une conférence, une lectrice disait même qu'elle n'osait plus avancer dans un roman, à tel point elle se sentait une part entière des personnages... Mais Kourkov s'adresse également à tous ceux qui se sentent concernés et désirent lever un coin du voile sur ce pays plein de génie et de contradictions.

Le pingouin

Kourkov

Les protagonistes du premier roman célèbre de Kourkov, Le Pingouin, sont dépeints en noir et blanc : Victor, un écrivain engagé pour écrire de petites biographies positives qui se transforment systématiquement en nécrologies, et son pingouin Micha, atteint dès la naissance d'un syndrome dépressif, naturellement noir et blanc. Tout commence un beau jour, ou plutôt deux : le jour où Victor, vivant seul après la séparation   d'avec sa compagne, recueille un pingouin dont le zoo doit se séparer par manque de moyens... et le jour où Victor se lance, pour un journal phare de Kiev, dans l'écriture de petites croix sur commande, des textes traitant des toutes sortes de célébrités, qui décèdent étrangement quelque temps après la rédaction. Plus encore, le pingouin Micha, très apprécié dans son costume noir et blanc, parfaitement adapté à la situation..., assiste aux obsèques de ces mêmes célébrités, moyennant une belle récompense pour son maître. « Le jour où tu apprendras le pourquoi et le comment de ton travail, tu pourras te considérer parmi tes « petites croix ». Mais n'aie pas peur, c'est dangereux, d'avoir peur »,  dira le rédacteur en chef du journal de Victor. Et il rajoutera : « Nous méritons tous un poisson plus tendre, mais malheureusement, nous mangeons ce qui nous tombe dans l'assiette ». Le roman est plein de péripéties plausibles mais incroyables, voilées de la mélancolie de Victor incapable de lutter contre les choses qui ne sont pas en son pouvoir. En même temps, une force vitale jaillit des pages du roman. « Tout ira bien, tout redeviendra beau et ensoleillé »,  se dit Victor quand il décide de ne plus emmener Micha aux funérailles, et de le renvoyer en Antarctique, avec une expédition scientifique. Mais ce jour-là, Victor apprend la vérité cachée concernant ses Petites croix. Il monte alors dans l'avion, et quand le pilote lui demande où est le pingouin, Victor répond : « C'est moi, le pingouin ».

Dans Les pingouins n'ont jamais froid  (ou La loi de l'escargot - titre de la version originale),  Victor est de retour à Kiev, avec son pingouin, après son périple en Antarctique.

Autres romans

Kourkov

Le réalisme fantasmagorique de l'auteur s'affirme dans la trilogie intitulée La géographie d'un coup de fusil solitaire, où se développe un thème éternel : un ange descend sur terre pour prouver à ses confrères  qu'il y a encore des gens dignes d'être acceptés au paradis dont les portes restent toujours fermées, sans qu'on sache pourquoi. Le jour même de son arrivée, l'ange se fait tirer dessus par une garde militaire qui poursuit des déserteurs. L'ange, tout dépité, arrête la balle et prononce une formule magique : Si, malgré tout, tu es quand même sortie dans ce monde, la balle, tu attaqueras désormais tout homme qui aura souhaité du mal à son prochain. Et si c'est le mal qui réunit tous les humains, ils périront tous. Seuls survivront ceux qui se souhaitent du bien. Mais la formule se termine par des paroles tout à fait inattendues : Et si un jour, la balle,  tu es fatiguée de tuer, tue un gentil. Il sera ta dernière cible, et c'est en lui que tu t'arrêteras...
Malheureusement, ce récit kafkaïen n'a pas encore été traduit en français.

Les passionnés de la démocratie naissante en Ukraine suite aux récentes péripéties politiques seront curieux de lire Le dernier amour du président. S'il ne cite ni de personnages ni événements réels, le roman fait clairement allusion au passé soviétique et au présent transitoire de l'Ukraine. Au fil des pages, on constate une sorte de dédoublement du président, à la façon d'E.-E. Schmidt dans La Part de l'Autre : le président (probablement, ukrainien ?) tel qu'il est, d'une part, et, d'autre part, celui qu'il aurait pu ou souhaité être. Le contexte politique révolutionnaire, l'étrange maladie du président, les relations russo-ukrainiennes à propos de la fourniture du gaz, tout est mystérieusement relaté dans ce roman... publié exactement huit mois avant les élections controversées ukrainiennes et la révolution orange à Kiev.

Kourkov

Le dernier roman d'Andreï Kurkov, Le laitier de nuit, paraît aux éditions Liana Levi en ce mois de janvier 2010. Fidèle à son genre, l'auteur met en scène, toujours à Kiev, une panoplie de personnages pour parler de la dégradation de valeurs humaines.  Le breuvage « antifrousse » inventé par un pharmacien de Kiev communique à celui qui en consomme le courage, la constante présence d'esprit et la réussite dans ce qu'il entreprend. Il a cependant un effet secondaire sur les hommes politiques : ils deviennent honnêtes. Malgré tout, l'auteur reste optimiste : le lait précieux et bienfaiteur d'Irina qui incarne l'Ukraine (Irina rime avec Ukraïna, le nom de l'Ukraine dans la langue du pays) nourrira ses citoyens et leur procurera un avenir mérité.


Traduit en trente-deux langues

Bien que Kourkov s'intéresse toujours, dans ses œuvres, à la réalité d'avant et après régime soviétique en Ukraine, à ses tenants et aboutissants, ses romans sont plébiscités à l'étranger et traduits en 32 langues et repris par de nombreux éditeurs.

L'auteur se montre très disponible pour ses traducteurs, avec lesquels il aime collaborer en répondant à leurs interrogations et en fournissant toutes les explications souhaitées, ce qui augmente la qualité de leur travail. Il est toutefois arrivé qu'un traducteur britannique, ancien officier du MI6, se permette de raccourcir l'histoire d'un tiers, sous prétexte que les lecteurs britanniques ne pourraient comprendre la vie post-soviétique qu'ils n'ont ni connue, ni vécue... Le résultat était désastreux, le roman incompréhensible.

Certains traducteurs consciencieux font le déplacement vers Kiev, afin de tout voir de leurs propres yeux, de s'imprégner, pour ainsi dire, de la couleur locale. En compagnie de l'auteur, ils arpentent les endroits décrits, observent la vie des gens similaires aux personnages des romans, que l'on rencontre partout, car tout est tiré du réel. Ils apportent également leur part dans l'idéologie de l'optimisme, mais cette fois-ci c'est d'optimisme international qu'il s'agit.  Cet univers rude mais à la fois émouvant et attirant est assurément à découvrir, in situ, sur place, ou à travers les œuvres d'Andreï Kourkov.

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Seul écrivain professionnel ukrainien qui soit payé pour écrire des livres, selon ses propres dires, Kourkov a récemment déclaré avoir déjà écrit ses meilleures œuvres, ajoutant qu'il serait le premier étonné s'il lui arrivait encore d'écrire une œuvre marquante. Là-dessus, on peut émettre de sérieux doutes : la vie ne cessera jamais de l'inspirer.

 

Alla Kuzhel
Janvier 2010

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Alla Kuzhel est diplomée en langues  romanes et germaniques de l'Université de Donetsk (Ukraine) et en marketing de l'Université de Nancy. Elle enseigne le russe à l'Institut Supérieur des Langues Vivantes ULg.

 


 

Œuvres traduites en français

Le Pingouin, trad. Nathalie Amargier, Éditions Liana Levi,  2000 (rééd. 2005) / Éditions Feryane, 2001 / Éditions Points Seuil, 2001
Le Caméléon, trad. Christine Zeytounian-Beloüs, Éditions Liana Lévi,  2001 / Éditions Points Seuil, 2002
L'ami du défunt, trad. Christine Zeytounian-Beloüs , Éditions Liana Levi,  2002 / Éditions Feryane, 2002 / Éditions Points Seuil, 2003
Les Pingouins n'ont jamais froid, trad. Nathalie Amargier, Éditions Liana Lévi,  2004 / Éditions Points Seuil, 2005
Le dernier amour du Président, trad. Annie Epelboin, Éditions Liana Lévi,  2005 / Éditions Points Seuil, 2006
Laitier de Nuit, trad. Paul Lequesne, Éditions Liana Levi,  2010


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