Ukraine : Andreï Kourkov

Une nouvelle littérature

En effet, si on analyse le développement de la littérature à partir des années 90, notamment en Russie et en Ukraine, nous constatons l'émergence de plusieurs courants et types d'écriture. La Russie, forte de tradition littéraire, est passée de la littérature soviétique à la postsoviétique, puis à une « nouvelle littérature  russe ». D'après Kourkov, en Russie, ce passage s'effectue progressivement, tandis qu'en Ukraine, une toute nouvelle littérature, plus aigüe et plus souple, naît « de nulle part, pour ainsi dire de l'apesanteur ».

Cette nouvelle littérature est appelée, en quelque sorte, à satisfaire des goûts divers provenant de « la lecture de masses » : des romans policiers à connotation historique, des romans socio-romantiques, des drames sociaux, des œuvres fantastiques du style de J.R.R. Tolkien... Comme pendant toute période de transition, la satire hostile et  l'humour noir font leur apparition, qui s'intéressent aux problèmes sociaux, aux personnalités, aux caractères.  Et, comme c'est toujours le cas quand les temps sont troubles, une autre manière de représenter la société voit le jour : une manière allégorique, parfois utopiste mais où chacun se reconnaît, à la Swift, en somme. On pourrait qualifier cette tendance de réalisme magique et lunatique. Les deux grands représentants de ce genre dans la littérature russophone contemporaine sont incontestablement Viktor Pélévine et Andreï Kourkov.

Les sujets et les personnages d'Andreï Kourkov se situent toujours dans l'univers géographique et moral du monde soviétique, durant la cinquantaine d'années sous régime communiste et la vingtaine d'années après la dissolution de l'Union soviétique en 1991. Cette unité de lieu, de temps et d'action est bien voulue : l'auteur, ayant vécu lui-même la stabilité imaginaire du régime, puis la transition frénétique et la période trouble et parfois lente avec l'adoption progressive des valeurs démocratiques, s'adresse avant tout à ses compatriotes. Lors d'une conférence, une lectrice disait même qu'elle n'osait plus avancer dans un roman, à tel point elle se sentait une part entière des personnages... Mais Kourkov s'adresse également à tous ceux qui se sentent concernés et désirent lever un coin du voile sur ce pays plein de génie et de contradictions.

Le pingouin

Kourkov

Les protagonistes du premier roman célèbre de Kourkov, Le Pingouin, sont dépeints en noir et blanc : Victor, un écrivain engagé pour écrire de petites biographies positives qui se transforment systématiquement en nécrologies, et son pingouin Micha, atteint dès la naissance d'un syndrome dépressif, naturellement noir et blanc. Tout commence un beau jour, ou plutôt deux : le jour où Victor, vivant seul après la séparation   d'avec sa compagne, recueille un pingouin dont le zoo doit se séparer par manque de moyens... et le jour où Victor se lance, pour un journal phare de Kiev, dans l'écriture de petites croix sur commande, des textes traitant des toutes sortes de célébrités, qui décèdent étrangement quelque temps après la rédaction. Plus encore, le pingouin Micha, très apprécié dans son costume noir et blanc, parfaitement adapté à la situation..., assiste aux obsèques de ces mêmes célébrités, moyennant une belle récompense pour son maître. « Le jour où tu apprendras le pourquoi et le comment de ton travail, tu pourras te considérer parmi tes « petites croix ». Mais n'aie pas peur, c'est dangereux, d'avoir peur »,  dira le rédacteur en chef du journal de Victor. Et il rajoutera : « Nous méritons tous un poisson plus tendre, mais malheureusement, nous mangeons ce qui nous tombe dans l'assiette ». Le roman est plein de péripéties plausibles mais incroyables, voilées de la mélancolie de Victor incapable de lutter contre les choses qui ne sont pas en son pouvoir. En même temps, une force vitale jaillit des pages du roman. « Tout ira bien, tout redeviendra beau et ensoleillé »,  se dit Victor quand il décide de ne plus emmener Micha aux funérailles, et de le renvoyer en Antarctique, avec une expédition scientifique. Mais ce jour-là, Victor apprend la vérité cachée concernant ses Petites croix. Il monte alors dans l'avion, et quand le pilote lui demande où est le pingouin, Victor répond : « C'est moi, le pingouin ».

Dans Les pingouins n'ont jamais froid  (ou La loi de l'escargot - titre de la version originale),  Victor est de retour à Kiev, avec son pingouin, après son périple en Antarctique.

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