Sénégal : Boubacar Boris Diop

Français et langues nationales 

Le voyageur-narrateur dans Le Cavalier et son ombre (Prix Tropiques, 1997) illustre, par l'histoire enchâssée de Kadidja, condamnée à raconter des contes face à une porte derrière laquelle se cache un improbable destinataire, le doute et la solitude qu'éprouve l'auteur africain contemporain qui, écrivant en français, s'adresse nécessairement davantage à son public étranger, qu'à son  public national, lequel comprend à quatre-vingt pourcents le wolof sans  maîtriser vraiment le français, langue d'écriture et langue officielle du pays. D'où le geste copernicien que constitue la création directement en wolof du roman Doomi Golo (2003) traduit ensuite en français par l'auteur-lui-même sous le titre Les petits de la guenon, 2009. Le roman se présente comme le journal d'un vieil homme resté dans son village, dans sa mémoire ancestrale et dans sa culture wolof et qui transmet cette relation à son petit-fils parti on ne sait où et qu'il ne reverra plus. Plus intimiste que les romans écrits en français, ce dernier roman comprend néanmoins les mêmes architectures de niveaux de sens et de personnages.  On y retrouve la figure fantasmatique et cependant bien réaliste du « mendiant déguenillé » qui, depuis le Xala de Sembène ou La grève des battu d'Animata Sow Fall, se fait le porte-parole critique et lucide de l'auteur sénégalais face à sa société actuelle. Les petits de la guenon, illustrent aussi par les fables de féroce ironie qu'il contient sur les singes dans le miroir une des idées-force de l'auteur.

L'engagement au Rwanda, le roman et l'essai : une même résistance

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L'œuvre de B.B. Diop, qu'elle soit de fiction ou d'idées,  est de plus en plus dominée par la dénonciation de la « néocolonialité » du pouvoir et par la lutte contre les stéréotypes de l'afro-pessimisme occidental qui renvoient aux Africains une image aliénante et dégradée d'eux-mêmes. Ses fictions les plus récentes telles Kaveena, (2006) et Les petits de la guenon (2009), se ressentent de l'expérience éprouvante mais capitale que fit l'écrivain  en participant, sur les lieux encore habités par l'horreur du génocide rwandais, au collectif « Écrire par devoir de mémoire ». Raconter cette horreur pour témoigner et retrouver le sens de la communication humaine, tel est l'enjeu de Murambi, le livre des ossements (2000).

Ce thème de la mémoire résonne au reste comme le cœur même de l'œuvre entier de Boubacar Boris Diop. Chez lui, l'imaginaire personnel se mêle à la mémoire collective et culturelle, le réel reconstruit et déconstruit les mythes afin de dévoiler le crime des rêves politiques de naguère (Les tambours de la mémoire, 1990), là où « le passé dit avec splendeur les silences du présent et le récit lui-même devient une myriade de paroles éclatées - parole partagée à l'infini entre les survivants hantés par le remord et par l'amour » (Les traces de la meute, 1993, quatrième de couverture).

Les petits de la guenon

L'expérience acquise fait aujourd'hui de Boris Diop un intellectuel résistant qui ne se contente plus comme le voyageur dans Le Cavalier et son ombre d'attendre le « passeur » qui lui fera traverser le fleuve pour rejoindre ses hallucinations, ses rêves ou la mort. Il fait des choix qui sont aussi des actes en prise directe sur l'actualité, d'où ses contributions à des collectifs politiques (Négrophobie, 2005 ; L'Afrique répond à Sarkozy, 2008) et ses essais personnels récents regroupés dans L'Afrique au-delà du miroir (2007), textes qui  portent, sur les responsabilités étrangères (françaises) dans le génocide rwandais, sur les réalités sénégalaises, comme la tragédie du naufrage du Joola, sur la littérature africaine et la posture de l'écrivain face à la polarisation des deux grands modèles ennemis, Senghor et Cheikh Anta Diop, sur l'identité africaine et la globalisation... 

Plus que jamais l'œuvre de Boubacar Boris Diop continue de nous dire que l'afro-pessimisme et le mépris de l'Afrique, de ses langues et cultures  ne sont pas irréversibles, c'est pourquoi il importe de continuer le travail de mémoire et de restitution au-delà du miroir qui n'a que trop longtemps renvoyé aux peuples de l'Afrique l'image de l'Autre.


Danièle Latin
Janvier 2010

 

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Danièle Latin enseigne la littérature africaine à l'ULg. Ses recherches actuelles portent sur les problématiques linguistiques et littéraires au Sud, spécialement en Afrique sub-saharienne.

 


 

Œuvres

Le temps de Tamango

Le Temps de Tamango,Éd. L'Harmattan, 1981 / Éd. Le Serpent à plumes, 2002.
Le Temps de Tamango  suivi de Thiaroye terre rouge, Éd. L'Harmattan, 1981.
Les Tambours de la mémoire, Éd. L'Harmattan, 1990.
Les Traces de la meute, roman, Éd. L'Harmattan, 1993. 
Le Cavalier et son ombre,  Éd. Stock, 1997.
Murambi, le livre des ossements, Éd. Stock, 2000.
Négrophobie,  essai, avec Odile Tobner et François-Xavier Verschave, Éd. Les Arènes, 2005
Kaveena, Éd. Philippe Rey, 2006
L'Afrique au-delà du miroir, essais, Éd. Philippe Rey, 2007
« Françafrique : le roi est nul » dans Collectif (Sous la direction de Makhily Gassama) , L'Afrique répond à Sarkozy Contre le discours de Dakar , Éd. Philippe Rey, 2009.
Les petits de la guenon ,  Éd. Philippe Rey, 2009.
Le cavalier est son ombre, à paraître en mars 2010 aux éditions Philippe Rey.

Doomi Golo (en wolof), roman, Papyrus, 2003.

 

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