Le cirque des poètes (pas encore) disparus
C'était, en Roture, une petite scène de quelques mètres carrés. Au café, on s'attablait, sous un fin voile de fumée, pour y deviser autour d'un texte. Lors de ces rencontres techniciennes, parfois confidentielles, on faisait, en somme, de la critique littéraire improvisée, autour de quelques textes qui retenaient toute l'attention. « L'Université ne se préoccupait pas vraiment des auteurs contemporains : ces rencontres étaient donc précieuses, se souvient Carmelo Virone, alors étudiant en philologie romane à l'ULg. Il y avait aussi une galerie à l'étage. Lorsqu'on s'y était promené, on pouvait très bien terminer la soirée par un concert. Parce que c'était aussi un lieu de musique, où j'aimais aller n'importe quand : il y avait toujours quelqu'un à qui parler. Pour moi, c'était avant tout un lieu de rendez-vous ».
Ce coin, c'était le Cirque Divers. Un centre culturel alternatif, résolument tourné vers «les genres mineurs» et fermé à rien, surtout pas à l'expérimentation. Une « auberge espagnole », pour reprendre la formule de son ancien directeur Michel Antaki, que les souvenirs du Cirque ne manquent pas de mettre en verve.
De l'endroit, fermé en '99, la scène littéraire liégeoise quinquagénaire se souvient surtout avec nostalgie : si d'autres initiatives ont pris la suite sans trop de mal, le Cirque Divers, «joyeux bordel» d'indomptables, sans idée « de ce qu'est et ce que doit être le monde et l'art », n'avait pas son pareil. Tout le monde semble y être passé, de Hugo Claus au poète arabe Adonis en passant par Amélie Nothomb. Depuis sa fondation en '77, il fut, avec des revues telles qu'Odradek ou M 25, l'icône d'une activité culturelle particulièrement effervescente à Liège tout au long des années '70.
Le monstre sacré
Une décennie créative qui, de revues en rencontres littéraires, explique peut-être que, en 2009, ce soit trois Liégeois, issus de la poésie, qui ont été récompensés des prix Thiry, Rossel et Rossel Jeunes et un quatrième d'une reconnaissance spéciale du Conseil Culturel Mondial. Un cocorico et une énième occasion de dépoussiérer la question, lancinante, qu'un journaliste du Soir se posait déjà à la fin des années '90 : pourquoi la vitalité littéraire liégeoise n'est-elle pas « une simple coïncidence » ?
Pour répondre à cette question, beaucoup de liégeois, de Karel Logist à Michel Antaki, citent évidemment feu Jacques Izoard, la locomotive, le monstre sacré dont beaucoup ont, un jour ou l'autre, cherché l'approbation. « C'était un homme de contacts en même temps qu'un infatigable promoteur de la poésie et, en général, de l'œuvre des autres, résume Gérald Purnelle, qui enseigne l'histoire de la poésie francophone de Belgique à l'ULg. Il dénichait la singularité de toutes les œuvres. Loin de l'image du poète solitaire, Izoard était un poète engagé, sans que cet engagement ait jamais été destiné à servir sa propre œuvre. Dans les années '70, il faisait pourtant office de phare : sa poésie avait apporté quelque chose de neuf dans le paysage belge ».
Né Jacques Delmotte, ce Liégeois originaire du quartier Sainte-Marguerite s'est trouvé impliqué « partout » : au Cirque Divers, où il créa la Nuit de la Poésie, et où, surtout, il anima de fréquentes rencontres littéraires. Très tôt, il participa crescendo à la revue L'essai – interviewant notamment Céline – apparue à la fin des années '50, jusqu'à en reprendre la direction en 1972 et la rebaptiser Cahiers Odradek en écho à Kafka, qui désignait par ce terme un objet insaisissable. Cet homme qui écrivait un ou deux poèmes tous les soirs se fit également un peu éditeur avec l'Atelier de l'Agneau, lancé par le graveur-imprimeur Robert Varlez dans la rue éponyme du quartier de la Batte, et parrainé par le docteur Michel Delaive, père de Serge Delaive. Il fournit d'ailleurs, pour la petite histoire, un certain nombre de radiographies pour illustrer la couverture noir & blanc des publictions de l'Atelier. Revues, maisons d'éditions, ateliers d'écriture (« où, paradoxalement, l'on apprenait davantage à écouter qu'à écrire » rectifie Antaki) : un «dispositif complet» qui fit d'Izoard une sorte de berger omniprésent, à la fois localement et au delà de nos clochers. « Le pivot de la vie poétique liégeoise pendant près de 30 ans. Initiateur d'Eugène Savitzkaya, Izoard fait bénéficier maints autres jeunes Liégeois de son aura et des encouragements: cela va de Joseph Orban (...) à Selçuk Mutlu et Ben Arès en passant par Serge Delaive et Karel Logist », écrit Jean-Marie Klinkenberg dans l'ouvrage collectif Le tournant des années '70: Liège en effervescence, à paraître en mars 2010.
Déterminismes
Si l'on prête aujourd'hui à Jacques Izoard un rôle de premier plan dans l'émulsion littéraire liégeoise, il serait injuste de tout ramener à lui et sa «galaxie». Quelque chose vit à Liège qui périrait ailleurs, et qui a sans doute trouvé les moyens de s'épandre sans trop de retenue dans les années '70 plus qu'à d'autres époques. « Certains restent 20 ans sur le même manuscrit, y reviennent un jour pour changer une virgule, puis repartent dans le silence pendant des années. Ce genre de repli paraît difficilement concevable à Liège, avance Karel Logist, ce "malheureusement poète" qui contribue encore, avec Le Fram notamment, à perpétuer l'esprit promoteur et passionné de son ami Izoard. Sans vouloir tomber dans le cliché du valeureux Liégeois, on trouve ici tout un petit monde de la débrouille. Cela va de la diffusion alternative – un bonhomme qui va coller lui-même ses affiches, ou embêter les libraires semaine après semaine pour promouvoir un recueil – au public particulier des rencontres littéraires, qui cherche souvent à cerner les 'trucs' pour parvenir à faire publier ses propres textes. Au delà, Liège est incontestablement un vivier d'auteurs. J'en connais qui se traînent de leur lit jusqu'à leur ordinateur à 4h du matin pour écrire un peu avant de partir au boulot. Et d'autres qui rêvent sincèrement de passer une année ici, parce qu'on peut aisément se rendre à deux ou trois rencontres littéraires par semaine ».
À écouter Carmelo Virone, le fait que Liège, petite ville peuplée où l'on se rencontre facilement, ait traditionnellement été une ville d'imprimeurs aventureux, alliant souvent, jusqu'au bricolage, textes et images, n'est pas non plus étranger au dynamisme littéraire d'une petite ville bien peuplée où l'on se rencontre facilement : « Il suffit de songer à la société d'éditions L'Arbre à Paroles, et surtout les éditions Yellow Now avec l'imprimeur Vervinkt. Sans oublier l'éditeur Tetras-Lyre de Soumagne, qui pratiquait déjà la typo et l'imprimerie avec ses élèves lorsqu'il était encore instituteur. Par ailleurs, on peut imaginer que le fait que Liège soit la seule ville de Wallonie qui concentre tous les types d'études supérieures artistiques, à l'exception de la danse, ait pu être déterminant ». Et c'est sans parler du terreau fertile formé par les revues, nombreuses et parfois éphémères qui, selon Karel Logist, « démultiplient et fédèrent les énergies. La sortie d'un numéro, c'était vraiment quelque chose ». À l'Université de Liège, où des professeurs lettrés continuent d'envoyer leurs étudiants aux rencontres littéraires, on a vu passer la revue Écritures, un petit format épuré co-édité par l'université et les éditions des Éperonniers, à laquelle collaborèrent des personnages désormais publics tels que Sémir Badir, Laurent Demoulin et Nicolas Ancion.
Mais d'autres, comme Michel Antaki, désormais directeur peu ordinaire de l'association «D'une certaine gaieté» et, anecdotiquement ancien « limonadier pour pouvoir se donner la politique des moyens et vice versa », préfèrent explorer la piste de la « quête identitaire » de tous les Liègeois pour s'expliquer la glorieuse aventure du Cirque Divers et des nombreux coins alternatifs qui ont émergé dans la foulée. « On n'a pas inventé la graine. Liège, dernière ville culturelle du Nord de l'Europe, a dû, de par sa situation aussi bien historique que géographique, se trouver une identité », professe-t-il franchement, en faisant les cent pas. À l'entendre, c'est la classe moyenne qui s'est lancée à corps perdu dans cette quête du Graal, par le biais de la culture. Aujourd'hui, la question identitaire se poserait encore, avec plus de vigueur encore : « Le bassin liégeois est en crise et a perdu ce qui avait fait sa notoriété. Le souci, c'est qu'on veut tout solutionner par la culture, y compris pour ramener l'industrie à Liège. Mais on est en train de faire de Liège une ville résidentielle, qui évacue ses pauvres et qui se sert de la culture comme une sorte de label Qualité. On crée l'événement pour les riches et plus pour la classe moyenne. Que veut-on ? une culture locale ou internationale ?».
Un buzz artificiel ?
Quoi qu'on en retienne, reste peut-être que la scène littéraire liégeoise ne va pas aussi bien qu'on le dit, en dépit de l'émulsion médiatique – peut-être un fifrelin surfaite – qui a suivi la remise des prix Rossel. « Je n'ai pas l'impression que la vie littéraire liégeoise soit aussi en forme qu'on voudrait parfois le croire » glisse doucement Karel Logist, qui tempère aussitôt en rappelant que l'écrivain liégeois est, de manière générale, très appliqué, loin de l'écrivain du dimanche. « Mais on n'y côtoie pas plus de gens aujourd'hui qu'il y a 20 ans. Je me souviens de rencontres, supervisées par Izoard, où il n'y avait pas plus de 5 personnes dans la salle. Même de nos jours, la publicité demeure un peu boiteuse, l'information circule de petits groupes en groupuscules, sans aide de la Ville. Paradoxalement, peut-être parce qu'il commence à y avoir trop de gens à Liège qui écrivent, j'ai le sentiment que nous retournons vers un paysage littéraire fait de chapelles, de sorte d'écoles où les auteurs et éditeurs se publient entre eux, pour des raisons parfois pas très littéraires ».
La question reste posée de savoir si la scène littéraire liégeoise, créative et parfois avant-gardiste, serait devenue ce qu'elle est, sans cette contrainte à la débrouille et l'improvisation.
Patrick Camal
Décembre 2009
Patrick Camal est étudiant en 2e année de master en Information et Communication, finalité journalisme.